À l’affiche du nouveau film de Roman Polanski (The Palace), l’actrice sort de son habituelle réserve pour défendre le réalisateur qu’elle aime et admire. Elle dénonce le maccarthysme MeToo, dont le but est d’intimider et d’humilier ; et rappelle que pour jouer, un bon acteur doit savoir « perdre » sa personnalité.
Causeur. Le Festival de Cannes déroule le tapis rouge à la « révolution #MeToo » et à ses héroïnes, les dénonciations de « comportements inappropriés » sur les plateaux de tournage pleuvent. The Palace, le film de Roman Polanski, ne peut être programmé normalement en France. Que vous inspire tout cela ?
Fanny Ardant. Avant de venir parler avec vous, j’ai réfléchi à ce que je voulais vous dire. En premier lieu ceci : dans notre société, tout est à vendre : l’information, l’art, le voyage, le sport, tout. Dans notre société capitaliste, tout se ramène au profit. Dans le cinéma, si un metteur en scène ou un acteur est pointé du doigt, on l’efface, parce qu’il met en péril la seule chose qui intéresse tout le monde : les affaires et le profit. Il ne sera aidé par personne. Cette société accepte en silence ce mouvement – #MeToo – parce qu’elle a peur. La peur, plus le profit, cela donne des gens qui se mettent à genoux. Vous pouvez attaquer n’importe qui, personne ne bougera pour le défendre parce que chacun protège ses intérêts : Ne plus être « engagé », ne plus gagner de l’argent, ne plus faire partie des « bienheureux du monde »… la plus grande peur !
La peur est humaine. Vous n’avez jamais eu peur ?
Quand j’ai eu 15 ans, j’ai su que la peur était mon plus grand ennemi. Vous vous laissez effrayer, vous l’acceptez ? Alors c’est fini. Votre vie ne sera plus votre aventure. J’ai compris qu’il ne fallait pas se laisser dicter par quiconque ses opinions, ce qu’on pense, ce qu’on aime, ce qu’on croit, ni écouter les mises en garde : qu’il ne fallait avoir peur de rien, à ses risques et périls.
Je suis d’une nature mélancolique. Vous allez mourir très vite, votre vie n’a aucun intérêt par rapport à toute la longue histoire de l’Histoire, me disais-je. Alors la seule chose qui compte c’est : comment as-tu vécu ? Où t’es-tu situé ? As-tu pactisé ? Qu’as-tu défendu ? Pour quelles raisons ? La vie est si brève… Et tu es prêt à l’amoindrir en te déshonorant, c’est-à-dire en accusant, en ostracisant ? Tu as si peu de temps pour ce que tu aimes et dans ce en quoi tu crois… Alors cracher sur les autres ? Les traîner dans la boue ? C’est ça vivre ? De de toute façon tout le monde va être oublié.
En somme l’idée de la mort vous interdit de céder…
Très jeune, des personnes que j’aimais passionnément sont mortes, j’ai compris que tout était fragile et vulnérable. J’étais obsédée par le mot plus jamais … nevermore… mai più… tout va disparaître… cette conversation dans un café, ce sourire de l’autre côté de la rue, cet arbre qui bougeait dans le vent, plus jamais ça ne reviendra. L’idée de la mort ne m’a jamais quittée. Donc j’ai toujours pensé que se battre pour l’argent, pour le pouvoir, pour la gloire était grotesque. Ça pousse à l’infamie.
Il y a toujours eu un combat en moi entre Jésus – la main tendue, le pardon plus que la justice, « que celui qui n’a jamais péché jette la première pierre » –, et Bakounine, son coup de couteau. Ne jamais entrer dans aucun système qui veut vous diminuer. Ne jamais faire partie de ceux qui aboient contre un homme à terre. Me soumettre à un système totalitaire, je m’y refuse. La puissance d’une idéologie ne se reconnaît pas aux réponses qu’elle donne, mais aux questions qu’elle parvient à faire étouffer. Je ne sais plus qui a dit ça, mais ce mouvement, c’est la dictature de ce qui « achetable ou non » et donc à vendre. Au fond que cherchent-ils ? Qu’on n’ait plus de parole ? Plus d’honneur ? Qu’on soit facilement gouvernable ?
Quand on a perdu sa dignité, on est facilement gouvernable…
Oui. Rappelez-vous le maccarthysme. Le but c’était d’intimider les gens, de les faire s’humilier pour qu’ils en arrivent à dénoncer. Mais celui qui dénonce reste une balance ! En prison, c’est puni le plus gravement – par les autres. C’est une morale.
Ma morale : je défendrai toujours les gens que j’aime, je ne les abandonnerai jamais. C’est grave de s’être sali, de s’être vendu, de s’être agenouillé pour RIEN. Un jour vous allez mourir. Vous perdrez tout… Donc pourquoi s’être sali ? Pour posséder ?
J’ai toujours pensé qu’il valait toujours mieux faire partie de la résistance que de la majorité.
Aujourd’hui on a fait entrer au Panthéon tous ceux de l’Affiche Rouge, là où leurs noms avaient été déshonorés. On placardera toujours des êtres humains pour les effacer.
J’en reviens donc à mon obsession : tout est à vendre. J’ai une vision très noire du monde. C’est plus facile de diriger des masses qui pensent de la même façon. Ça a commencé en Chine. Il y a encore des petits ilots de démocratie. Tant que la justice sera indemne, c’est le dernier pilier…
Elle n’est plus tout à fait indemne. Car les médias exercent une pression extrême sur l’indépendance des juges.
Les grands acquis de la République, c’était : la justice, l’éducation et la santé pour tous. Que deviennent-ils, ces acquis ?
Au fond, pourquoi tu veux la mort de quelqu’un ? Dans le peu de temps que vous avez, vous allez passer votre temps à cracher plutôt que d’aimer ?
Tout cela nous est vendu au nom de la « cause des femmes ». Mais pourtant : pendant la montée des marches à Cannes, Juliette Binoche se met à pleurer, une fois de plus. Le lendemain, la presse parle des « femmes puissantes ». Être une femme puissante, c’est pleurnicher ? C’est dire « Je suis une pauvre petite victime » ?
Je ne suis pas une bonne référence. Je n’ai jamais voulu être une victime, je me suis toujours battue… à mes risques et périls.
Il y a des femmes qui m’ont subjuguée. Simone Weil, la philosophe, elle m’avait ouvert l’Iliade, la culture grecque, l’humanisme, la complexité de chaque être humain. La pianiste Maria Yudina, qui défia Staline. C’était un être humain, avant d’être une femme. Marguerite Duras, son univers, son style, sa liberté, sa passion des hommes, de leurs corps, de leurs esprits. Embrasser l’humanité, plonger dans les contradictions et les douleurs, c’est exister complètement, vivre sans retenue ; se fracasser peut-être, mais rester libre ! Les femmes que j’admire n’ont jamais mis leur sexe en avant.
Vous disiez dans une interview : « Mais est-ce que cela vous définit vraiment, homme ou femme ? […] je disais que je ne me sentais une femme que devant les hommes… Il y a les différences du corps, c’est vrai, mais, à l’intérieur, tout le monde n’a-t-il pas cette pierre dure, qui s’appelle l' »être humain », avec ses révoltes, ses idéaux, ses défauts, ses qualités ? »
Oui, j’aime la provocation. Oui, je suis une femme quand je tombe amoureuse. Mais on est tellement de femmes différentes… Je peux penser comme un homme, mais aussi comme une femme, ou un fou ou une anarchiste, ou une illuminée.
Gérard Depardieu a écrit, lui aussi : « Je suis juste un homme… mais je suis aussi une femme, qui chante, et qui chante une femme, Barbara. »
Il disait aussi : « moi, je suis une herbe ». (Fanny Ardant mime un brin d’herbe, qui oscille avec légèreté.)
Dans un film sur Fellini, Donald Sutherland parle du tournage de Casanova – et pour Fellini, le plateau n’est pas la nursery qu’on prévoit d’en faire. Il dit : « Moi mon bonheur, c’était d’être comme un morceau de chiffon entre ses mains, et de prendre toutes les formes ».
Je comprends très bien ça. Je peux me dire à moi-même, quand j’arrive sur un tournage ou au théâtre : « Faites de moi ce que vous voudrez ». Très jeune on m’a demandé si, en étant actrice, je n’avais pas peur de perdre ma personnalité. Mais moi je voudrais bien la perdre, justement !
C’est aussi ce que disait Michel Bouquet…
Mais c’est très difficile de perdre sa personnalité. C’est comme le disque dur d’un ordinateur. Une vie, c’est une forêt inextricable. Pouvoir tout d’un coup entrer dans la complexité d’un personnage, dans les circonvolutions psychologiques d’un autre… La littérature ouvre à ça. Je suis née dans une famille où il n’y avait pas de cinéma, le théâtre n’existait pas. Il y avait l’opéra, la musique, mais surtout, la littérature. J’ai commencé à lire très jeune, il y avait une immense bibliothèque. Très vite, j’ai pensé que ce qui est beau doit se partager. Se lever et dire tout haut ce qu’on lit tout bas. Je n’avais jamais pensé faire du cinéma. Pour moi c’était le théâtre. Deux pendrillons noirs, un rideau qui s’ouvre. Je suis entrée dans ce métier comme on entre dans une histoire d’amour, avec passion. Je ne crois pas à la carrière. Je ne crois pas au pouvoir, Je ne crois pas à l’argent. Je ne crois pas à la gloire. Si vous misez là-dessus, vous êtes un abruti. Vous êtes passé à côté de la vie.
La scène, les spectateurs, tout ce qui fait que ce moment existe, et ne disparaît jamais…
Voilà. Neuf fois sur dix au théâtre vous vous ennuyez. Mais quand c’est fort, c’est inoubliable. Le théâtre c’est la puissance du verbe, c’est l’alchimie entre celui qui parle et celui qui écoute. On peut avoir vu dix fois Tartufe ou La Mouette, en étant resté calme et indifférent, et puis il y a cette fois magique où vous êtes soudain bouleversée, parce que c’était cette parole-là dite par cette personne-là, dans cette mise en scène-là, dans cette disposition de votre âme. On ne peut pas l’expliquer. C’est la magie du théâtre, du vivant, de l’instant éphémère. Tant qu’il y aura de l’humain sur terre il y aura du théâtre.
Roman Polanski vous a dirigée au théâtre…
Je me souviens que Roman– on jouait Master class –, trouvait que le spectacle s’était dévoyé. Que les chanteurs voulaient trop faire rire le public. Alors après plusieurs représentations, il m’a dit : « Tiens, lis ça, et va sur la scène ». Il était six heures, on commençait à jouer à huit heures. Et là, je lis, et c’était le conseil d’Hamlet aux acteurs, dans la scène du théâtre dans le théâtre : « Renoncez au plaisir de faire rire une salle d’imbéciles pour faire sourire un homme intelligent ». C’est resté comme en lettres d’or.
Il y a tellement de choses à dire sur Roman… C’est à travers lui que j’ai compris que le théâtre, c’est très pragmatique. Un metteur en scène ne t’apprend pas à penser. Il te regarde, il t’écoute et il voit ce qui ne va pas, qui empêche de grandir. C’est quelqu’un qui travaille la terre. C’est un jardinier. Et qui dit : « tu as parlé trop vite », ou bien : « ce geste n’est pas juste ». Je me rappelle – je cite toujours cet exemple : quand Maria Callas (que je jouais) entrait pour diriger sa master class, j’arrivais, ils applaudissaient,etje les arrêtais tout de suite en disant :« Pas d’applaudissements, on est là pour travailler ». J’avais ouvert les bras. « Mais non, on dirait le Christ ! Arrête-les, comme ça ! », et il m’a montré. (Fanny Ardant mime : les deux mains levées devant elles, pour faire « stop ! »). Voilà. Un geste, c’est tout.
Et dans la vie, c’est ce geste qu’on ferait…
Oui. J’aimais beaucoup travailler avec Roman parce que je me sentais protégée. Et puis j’adore les gens passionnés. Si le metteur en scène s’énerve, ce n’est pas grave. Je peux m’énerver moi aussi. Un journaliste avait critiqué le comportement de Callas dans ses master class, parce que souvent elle disait (accent grec) : « Arrêtez-vous, ce n’est pas bien du tout !» Il la trouvait trop dure. Je lui ai dit : « Vous savez ; quand on est en quête de l’absolu, on n’entend pas ça, on est guidé par une voix intérieure qui vous dit : « vas-y, vas-y ! » »
J’aime l’énergie de Roman sur un plateau. Il se passionne pour tout, pour les moindres détails, il improvise, il invente, il cherche.
J’aime sa conversation toujours éclectique. Je me souviens avec mélancolie des rencontres entre Georges Kiejman et Roman. Rien n’était insipide. Il y avait toujours de la passion dans leurs échanges.
J’adore les caractères forts, les personnalités, sinon on ne sait plus où on est. J’aime l’affrontement, la dialectique, tout ce qui pousse à forger son opinion. Je respecte quelqu’un qui ne pense pas comme moi. Mais il doit me prouver qu’il a raison. Et ce n’est pas parce qu’on pense différemment qu’on ne peut pas être amis.
Mais aujourd’hui, on veut vous détruire sans être capable d’argumenter…
C’est le début du totalitarisme. Tu n’es pas avec moi, tu es contre moi. C’est ce que je disais à cet homme magnifique de la télévision suisse [Jérémy Seydoux, Léman bleu], à propos de ce petit livre, de Stefan Zweig sur Calvin, Conscience contre violence. Calvin voulait un retour de la pureté dans l’Église qui sombrait dans la débauche et les exactions. Il avait raison au début, mais il s’est perverti dans sa quête, et pour asseoir son pouvoir il a condamné au bûcher ceux qui s’opposaient à lui.
Je me souviens aussi de La Lettre écarlate, un roman américain sur les puritains, où on stigmatise la femme adultère en la marquant de la lettre infamante.
La marque d’infamie, à jamais indélébile, imprimée par une société. Pour mettre au pas…
Il y a toujours eu des mouvements violents de répression de la liberté dans la société : l’Inquisition, Savonarole, etc…Leur puissance s’imposait par la violence.
Mon seul rapport à la société est politique. J’ai toujours pensé que les groupes réduisaient l’intelligence. Ce que j’aime, dans chaque être humain, c’est sa richesse, sa différence, ses contradictions, son ombre, sa lumière. Dans un groupe, tout doit être homogène, même à l’intérieur de soi, donc on amoindrit, on rabaisse l’être humain au profit d’une idéologie. On se diminue pour obéir. Je ne me suis intéressée qu’au mouvement anarchiste, mais je n’ai jamais fait de prosélytisme. Chacun a sa voie.
La littérature, le cinéma, le théâtre, la peinture ne sont pas là pour faire des êtres humains de « bons citoyens » – selon les critères coercitifs du moment –, mais pour explorer et développer l’esprit et le cœur, ouvrir des mondes, agrandir sa vision de la vie, de l’être, de l’âme. Faut-il brûler Marguerite Duras qui disait : « La littérature doit être scandaleuse » !
Les critères édictés par #MeToo aujourd’hui ?
Je n’en suis pas. C’est pour ça qu’on a tout de suite commencé la conversation sur la peur. Je n’ai pas envie de rentrer dans le rang ! Et quand Macha Méril crache sur François (Truffaut), ce n’est pas grave, parce que c’est tellement infâme que ça rejaillit sur elle. Les êtres ont leur vie, leur oeuvre parle pour eux.
Aujourd’hui, ce sont des artistes et des hommes qu’on efface sans discontinuer…
La mort sociale, c’est la pire lâcheté, parce que c’est un assassinat dénié, à l’abri d’un groupe, et enrobé de ce faux truc : la « bienveillance ». Je préfère quelqu’un qui vient avec un couteau : au moins c’est assumé. Malgré tout,je disais à Gérard : « On ne peut rien t’enlever, Gérard, tu as vécu,tu as donné, tu as reçu !Allez, une nouvelle vie commence ! ». Je sais… provocation encore… Mais j’exècre tout ça, cette volonté doucereuse d’écraser un homme.
L’essentiel, pour vous, dans la vie, dans l’art, c’est la loyauté, et la liberté ?
C’est la passion. À mes débuts d’actrice, j’ai dit à Serge Rousseau, mon agent : « Un acteur, plus son rôle est court, plus il doit être bien payé. Alors que le premier rôle doit être moins payé, parce qu’il a la joie de jouer ce rôle. » Finalement la seule richesse, c’est d’aimer ce que l’on fait par dessus tout. Aucune passion mise dans ce que l’on fait ne peut être monnayable. Et le plus grand luxe c’est de ne faire que ce que l’on aime
Ça c’est magnifique… Et que pensez-vous de cette sorte de peur de l’amour et du sexe que l’on observe aujourd’hui ?
Alors là aussi, je suis la femme à abattre, parce que je pense que c’est une des raisons de vivre la plus passionnante. J’aime les femmes libres, qui remettent leur vie en jeu par amour, qui brûlent. Même si elles perdent, elles restent des reines.
C’est pour ça que j’aime tellement les Grecs, et ce livre sur l’Iliade, Le poème de la force. Les héros grecs sont toujours un mélange d’ombre et de lumière, d’un côté, tueurs sans regret, et tout d’un coup une autre fulgurance, la main tendue, la compassion.
J’aime Caravaggio : celui qui croyait en Dieu et celui qui le bafouait. J’aime Pasolini et ses éclats de génie qui, déjà, dérangeaient tellement la pensée unique des groupes politiques les plus divers.
Dans Les Dieux ont soif, il y a une phrase ironique, au sujet de Robespierre : sa « sagesse » fera « du bourreau un jardinier qui ne tranchera plus que les têtes des choux et des laitues », et prépare « les voies de la clémence en exterminant les conspirateurs et les traîtres », afin qu’on puisse « être indulgent sans crime ».
Et pour éviter d’avoir la tête tranchée :peur, soumission,délation … l’Histoire n’est qu’un éternel recommencement de collaboration, d’épuration, de dénonciations … « La course n’a pas de fin… »
Revenons à Polanski. Et à ce film, The Palace, que tout le monde a peur de programmer, et sur lequel on crache.
Ce que j’aime,dans ce film, c’est l’insolence. Et puis en quelques traits – les personnages, les situations – tout est dit sur l’absurdité de notre monde, sa cruauté, sur la bêtise qu’apporte l’accumulation et le pouvoir de l’argent. J’imaginais Roman, avec son copain polonais Skolimovski, quand ils écrivaient… L’impertinence du dernier plan ! Cette force et cette énergie sacrée de l’adolescence et de l’enfance toujours là, de choisir de rire plutôt que de sermonner. … Vous vous rappelez, Hara-Kiri, pour qui on pouvait se moquer de tout ? C’est ça ! En désespoir de cause, rire. Si on veut enlever ça, eh bien, c’est une société dictatoriale sans pensée consistante, dans laquelle on regardera ce que tu dis, on regardera qui tu défends… et tu seras rayé.
L’insolence, la puissance créatrice : ce n’est pas pour rien que Polanski a interprété Mozart sur scène. Il y a une telle parenté…
Il a cette légèreté, cette intelligence et cette grande sensibilité… Roman s’intéresse à tellement de choses… On peut lui parler de tout, d’idées bizarres, de choses très concrètes. Il vous fait découvrir des auteurs, il argumente, il se passionne, il est vivant. VIVANT ! Et j’aime son histoire d’amour magnifique avec Emmanuelle.
Dans un documentaire sur Pirates, il explique comment il dirige les gens. Il fait tous les rôles. À un moment ildit : « Je suis comme un chef d’orchestre qui dit au violon : « un peu plus comme ça ». Et il mime même le violon. Une infinie plasticité…
J’ai un croquis d’une femme qui venait dessiner pendant les répétitions, et on le voit. Il est là. Il fait tout. Un exemple : je portais un costume de chez Armani, et comme l’émotion fait transpirer, on l’envoyait chez le teinturier. La personne revenait en disant que le teinturier ne pouvait pas enlever les auréoles blanches. Et Roman : « Mais ça se frotte, c’est du sel ». Il est pragmatique : sur l’éclairage, sur ci, sur ça, sur ce détail, sur cette intonation. L’homme-orchestre, oui. Et comme il est acteur, il sent à l’intérieur de lui comment on peut parler à un acteur.
N’êtes-vous pas frappée par autre chose encore : sa profonde connaissance des êtres humains ? L’état mental de Carol dans Répulsion par exemple, quelle exactitude ! Comme Tolstoï dans Anna Karénine, la scène dans la calèche, avec tout ce qui la traverse avant son suicide. Savoir tout ça, avec autant de justesse…
Ça, ce sont les grands humanistes. Ceux qui ont connu des choses très diverses. Quand je pense à l’arc de la vie de Roman, je connais très peu d’hommes qui ont vécu tout ça. Il a traversé tant de choses. On ne sait rien de ça, parce qu’il est très pudique. Il a beaucoup lu, il a beaucoup vu, et pour moi, c’est ça l’humanisme… Les souffrances, mais les souffrances qui ont ouvert le spectre, sans rendre amer. Toutes les choses qui lui sont arrivées, ça ne l’a pas amoindri.
Comment est-il sur un tournage ?
Il a une activité incessante, il voit tout : et l’ingénieur du son, et le truc, et le machin, et le sac, et le chien et son os… Et puis il improvise ! Ce que j’aime, c’est qu’il parle à l’acteur comme à quelqu’un de souple. Il lui accorde ce crédit.
Dans l’histoire du monde tout a été fait. Tout a été dit. Tout a été montré. Mais ce sont les détails qui comptent et qui sont intéressants et qui font un vrai metteur en scène. Et comme acteur, vous vous dites : « Je vais entrer dans ce détail ». C’est excitant. Ce que je privilégie, c’est l’intensité du moment… cet instant qui ne reviendra jamais plus.
La passion du moment, c’est une belle définition de la vie…
Et l’imagination, les contrastes. Je me rappelle dans Vivement Dimanche, les rapports entre Nestor Almendros, très poétique, rêveur, et François Truffaut, pragmatique, rieur et inquiet. J’aimais beaucoup ça. François a imaginé Vivement dimanche à cause d’une scène qu’on avait tournée avec Gérard dans La Femme d’à côté, où il me voyait passer en ombre. Il s’est dit : « Elle serait bien, en héroïne de roman noir ». L’imagination est un fleuve et une terre. Les metteurs en scène sont comme les chiens dans les forêts, qui vagabondent, hument et cherchent. Je me souviens du tournage de Vivement Dimanche comme d’un verre de champagne que l’on brandit à la Vie à l’Amour et au Cinéma.
Oui, il y a une légèreté, un rythme…
Il était très admiratif de The big sleep, un film de John Huston où on ne comprend pas tout mais où on est captivé. On se souvient toujours de quelque chose dont on a subi le charme sans tout comprendre.
Vous aimez les tournages…
OUI, beaucoup.C’est un privilège de faire un film, comme d’être invitée à une fête. Je ne sais pas dire comment a tourné un tel ou un tel. Je ne suis pas une théoricienne du cinéma. Le seul point commun, pour moi, des grands metteurs en scène, c’est la passion qu’ils mettent à faire leur film, ils savent très bien que c’est une grâce d’être là, qu’il y a un début, un milieu, une fin, et qu’il ne faut pas gâcher un seul moment. Ils savent qu’il faut remettre sans arrêt ses billes en jeu, car rien n’est jamais acquis. J’aime ça. Il ne faut pas faire ce métier par stratégie car on ne sait jamais quand arrive la pluie.
Vous avez dit au sujet de la pièce de Laurence Plazenet (que vous jouez à Marigny): « Un chant d’amour, c’est le meilleur rempart contre toute cette nouvelle société ».
Oui. L’amour sauve de tout.
Mais si on a peur d’aimer ?
Peut-être que la vengeance prend la part que l’amour laisse libre ?
Vous parlez d’un chant, car ce texte est très beau…
Je me suis sauvée des chagrins d’amour, ou de la solitude des chambres d’hôtel par la littérature. Les livres… Est-ce qu’un jour je n’aurai plus la passion des livres ? Vous pensez que ça s’en va ? NON !
Plus on lit plus on a envie de lire…
Oui ! Et puis cette frénésie quand on arrive dans une librairie, les quatrièmes de couverture… Tous les livres que j’aime, j’en parle sans arrêt. J’aime passionnément Eugène Onéguine, de Pouchkine, traduit par André Marcowicz, qui est un génie. Il remet les octosyllabes en français avec les rimes, c’est un travail de fou ! Qu’au 21e siècle, il y ait encore quelqu’un qui peut rester devant son bureau pour faire ça, alors le monde est sauvé !
Ma première découverte de Proust : c’était dans cette maison, au milieu de la forêt, avec une bibliothèque de fou. La nuit, j’étais dans mon lit, et mon frère dans sa chambre, porte ouverte, lisait Proust tout haut. Je devais avoir treize ans, je ne comprenais rien. Alors, à quinze ans, je me suis mise à le lire. Si je ferme mes yeux, À la recherche du temps perdu, c’est trois mois de grandes vacances, et de l’avoir d’abord entendu dans le noir, lu par quelqu’un que j’aimais.
Et ne trouvez-vous pas, quand vous avez fini de lire Proust, que cet homme a écrit pour vous ?
Il le dit lui-même : « Car ils ne seraient pas, selon moi, mes lecteurs, mais les propres lecteurs d’eux-mêmes, mon livre n’étant qu’une sorte de ces verres grossissants comme ceux que tendait à un acheteur l’opticien de Combray ; mon livre grâce auquel je leur fournirais le moyen de lire en eux-mêmes. »
C’est exactement ça !
La littérature, plus l’amour, donc…
Oui.