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Hier soir, j’ai vu l’amour

Le théâtre Marigny suspendu aux lèvres de Fanny Ardant


Hier soir, j’ai vu l’amour
Fanny Ardant au Studio Marigny © Émilie Brouchon

Fanny Ardant est au Studio Marigny dans « La blessure et la soif », texte de Laurence Plazenet et mise en scène de Catherine Schaub pour quelques représentations exceptionnelles jusqu’à début juin. Elle est, sans hésitation, sans conteste, sans flagornerie, en toute objectivité, la plus grande actrice française. La voir vous dépollue l’esprit de toutes les bassesses du monde.


Jusqu’à maintenant – j’aurai bientôt cinquante ans dans quelques semaines – je n’avais jamais vu l’amour sur scène. L’amour ascensionnel, l’émoi et la chute, le sismographe affolé par la rencontre de deux êtres que tout attire et empêche, l’impossibilité et la faute comme rédemption. La fatalité qui embrase les âmes chéries. Le refus de se compromettre et de se démettre. Le feu qui laisse les corps inertes et le cœur en vrac, cette terre brûlée des amants interdits qui assèche les nuits. Malgré le chaos, les morales assassines et l’honneur bafoué, l’Histoire en marche, un mince espoir persiste, tambourine et ne renonce pas. Ce filet de vie marque au fer rouge les couples touchés par la grâce et l’instinct de mort. L’amour est cet enfant indocile et capricieux qui vient percuter les caractères les plus endurcis, les plus rétifs à l’abandon ne peuvent éteindre cette flamme incandescente. Elle luit et consume.

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J’avais bien vu des approximations, des tâtonnements, des effleurements, parfois convaincants et puis le sentiment fuyait, fuitait ; fugace et impalpable, il passait comme un coup de vent. Une bourrasque et on oubliait la prestation. Certaines actrices s’en approchaient, le rendaient, un instant, vivant et brouillon, palpitant et désossé, leur talent et leur science du métier n’y suffisaient pas, elles étaient loin, très loin, de ce dédoublement. Elles pouvaient charmer, intriguer, amuser, sans jamais atteindre l’éclat d’une voix, les tressaillements intérieurs qui font lever une salle d’un seul homme. Hier soir, après une heure et demie, les applaudissements n’en finissaient plus, les larmes coulaient sur les joues de mes voisins et de mes voisines. Fanny Ardant n’est pas seulement possédée par le texte, elle en transpose toutes les nuances, toutes les anfractuosités, elle est souffle et virgule, emballements et déchirure, jouissance et ténèbres, larmes et soleil. Elle ne récite pas, ne joue même pas, elle est la représentation la plus fidèle, la plus sincère, la plus sanguine d’une femme qui aima durant trente ans son amant contre lui-même et contre elle-même.

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Dieu et la justice des Hommes sont de bien faibles remparts devant une amoureuse décidée à ne pas se trahir. Il me fallut une marche nocturne dans un Paris presque gelé pour atterrir, pour reprendre la bonne cadence de mes pas, ils ne savaient plus comment avancer ces nigauds-là. Voulais-je vraiment quitter cette serre étouffante et merveilleuse où Fanny avait mis des émotions, des sensations véritables sur des élans incertains et des combinaisons intellectuelles ? Peut-être que certains spectateurs, ce matin au réveil, ont encore le fracas de Fanny en eux, la voix du désir qui monte et les meurtrissures d’un silence entêtant… Fanny Ardant est l’amour, dans ses fluctuations et ses atroces rétractations, dans son emprise et sa céleste vérité. Elle est peau, fluide, brisures et éclats, adoration et dévotion. Seule en scène, Fanny est tout. Noblesse et chevauchement. Pudique et désirable. Dès qu’elle prononce les premières lignes du roman de Laurence Plazenet, la salle est à l’unisson, la salle est son miroir, la salle est suspendue à ses lèvres, elle suit chaque mouvement, chaque minuscule inclinaison, chaque creux de ses poignets, chaque souffle éteint. Dans l’épure d’une scène dépouillée d’artifices, sur un sobre jeu de lumières allant de la rosée matinale à la terreur vespérale, dans sa traîne bleu nuit, Fanny éclaire le monde de son génie théâtral. Si jusqu’à hier soir, je n’avais jamais vu l’amour, je n’avais pas vu également la lumière qui élève les actrices au rang de divinité. Dans une société où chaque individu se croit investi d’un pouvoir divin, Fanny rétablit les échelles de valeurs. Il n’est pas trop osé, trop présomptueux, trop bavard de dire que Fanny Ardant est, à ce jour, la plus grande actrice française.

Fanny Ardant dans « La blessure et la soif »Studio Marigny Paris 8e. Jusqu’au 1er juin 2024.

La blessure et la soif

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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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