En février 1848, quand le Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels proclame la fin de la famille bourgeoise, ses lecteurs n’imaginent sans doute pas que ce projet sera mis à exécution soixante-dix ans plus tard par quelques dizaines de juifs russes à peine sortis de l’adolescence, dans l’un des coins les plus reculés de l’Empire ottoman. Pourtant, et c’est l’un des aspects les moins connus de l’histoire d’Israël, la destruction de la famille bourgeoise était au cœur du projet révolutionnaire sioniste.
Pour les pères fondateurs de l’État et du kibboutz, l’idée directrice de ce nouveau type de communauté collectiviste, dont la première a été fondée en 1909, n’était pas d’assurer son salut individuel mais bien de transformer en profondeur les cadres de l’existence du peuple juif, dans un premier temps, puis de l’humanité tout entière. La famille « à l’ancienne » représentait en effet un obstacle majeur sur le chemin menant au meilleur des mondes et à l’émancipation collective.[access capability= »lire_inedits »]
Après une décennie d’improvisation, les années 1920 sont celles de la théorisation, grâce notamment à la contribution des immigrés juifs qui ont vécu la Révolution soviétique d’Octobre. Comme l’écrit joliment le psychanalyste et historien israélien Eran Rolnik, « ils débarquèrent dans le port de Jaffa avec Le Capital dans une main et L’interprétation des rêves dans l’autre ». L’idée du kibboutz est en effet venue de la jeune URSS qui appliquait les théories freudiennes dans certains orphelinats. Il s’agissait, disait-on, de contourner le complexe d’Œdipe et d’épargner aux enfants les effets malheureux de la famille bourgeoise. Les idéologues du kibboutz partageaient cette lecture de Marx et de Freud. Pour eux, il ne faisait aucun doute que les membres de la famille nucléaire reproduiraient le schéma traditionnel petit-bourgeois et diasporique de leurs parents, ce qui favoriserait les intérêts égoïstes au détriment du bien-être collectif.
En quelques années, on assiste à l’élaboration d’un modèle de famille alternative fondée sur des théories psychologiques et pédagogiques, ces beaux principes étant promptement traduits en règlements, plans d’urbanisme et institutions. Le couple, toléré, avait le droit à l’intimité, mais celle-ci devait être discrète et les amoureux membres du kibboutz étaient priés de ne jamais arriver ensemble à l’assemblée générale ou à la salle à manger. Mais le cœur du projet concernait l’élevage collectif des enfants, séparés de leurs géniteurs pour être confiés à des professionnels.
En lieu et place de la famille traditionnelle, on mit sur pied des instances de substitution : la « maison des enfants » remplaçait le foyer parental ; le dortoir commun prenait la place de la chambre, l’éducatrice remplaçait la mère, et à la fratrie se substituait le groupe d’enfants nés la même année. Le repas familial était banni. Les parents mangeaient avec leurs collègues et les enfants dans un autre réfectoire. Pour parachever le tout, les enfants appelaient tous les adultes par leurs prénoms, y compris leurs parents biologiques.
Le monde extérieur – la Police, la Justice et les institutions de l’État – restait à la porte du kibboutz. Pour la famille nouvelle, les lois de la société n’avaient aucune pertinence. D’autres « étrangers » étaient tenus à distance : des parents non-membres du kibboutz étaient considérés comme une véritable menace car leur présence aurait rappelé l’existence des liens du sang, ce qui était aussi dangereux que leurs modes de vie et leur « individualisme bourgeois. » Les grand-mères faisaient l’objet d’une méfiance particulière. En effet, les enfants éprouvaient trop vite, lors des vacances passées auprès d’elles, le sentiment d’être uniques. Et quand les grands-parents mouraient, l’héritage qu’ils laissaient à leurs enfants kibboutzniks – argent ou, pire, bien immobilier − était à l’origine de multiples crises et de tensions permanentes.
Ce système savamment mis en place pendant les années 1920 s’est écroulé dans les années 1970-1980 et le dernier kibboutz à appliquer le système dans toute sa rigueur a jeté l’éponge en 1997. La famille traditionnelle avait gagné. Mais soyons honnêtes : malgré le caractère très strict des règlements, il y a toujours eu des accommodements avec la norme. Avraham Balavann, un écrivain israélien né dans un kibboutz, a bien résumé la situation : « Loin du tablier de maman, nous allions élever des enfants sains et proches de la nature. Mais l’amour maternel surgissait par les fenêtres, regardait furtivement à travers les fissures. Têtu comme un paysan, il s’obstina […] comme les lois de la gravité maintiennent le navire sur les vagues. »
Heureusement, sans doute, pour les enfants ainsi élevés, nombre des « hommes nouveaux » n’ont pas complètement joué le jeu. Le kibboutz n’a pas réussi à éradiquer la famille et il a fini par payer le prix de cette vaine tentative. Il était impossible pour les parents d’être à la fois présents et absents, suivant les injonctions contradictoires de la vie en communauté, et cette ambiguïté permanente a lentement sapé les fondements du collectivisme à l’israélienne. La persistance de la « petite » famille a fini par avoir la peau de la « grande », car celle-ci était incapable de satisfaire les besoins émotionnels des enfants et des adultes.
La famille traditionnelle s’est ainsi montrée plus forte que l’utopie du kibboutz. Elle a réclamé ses enfants au collectif et elle les a repris. Mais cette victoire, paradoxalement, a démontré que les pionniers avaient raison : la famille est incompatible avec la Révolution.[/access]
*Photo : maxnathans (Kibboutz Eilon)
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