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Tutto nel mundo è burla

Falstaff, comédie lyrique en trois actes de Giuseppe Verdi, Opéra-Bastille, jusqu'au 30 septembre


Tutto nel mundo è burla
Falstaff 2024-2025 © Vincent Pontet / Opéra national de Paris

La vie est une farce…


Il faut bien se représenter ce qu’était Verdi en 1893 : fringuant nonagénaire, idolâtré par le peuple italien, adulé de l’Europe cultivée, richissime, le compositeur coule une bucolique mais active retraite de gentilhomme campagnard dans son domaine de Sant’Agata, supervisant les travaux agricoles en entrepreneur avisé – créant un hôpital, faisant assécher des marais… Wagner, son grand rival et exact contemporain, est mort subitement à Venise 10 ans plus tôt. Depuis la création d’Otello à la Scala de Milan en 1887, le compositeur n’a plus écrit d’opéra. Il remanie d’anciennes partitions, fait de la musique religieuse. Verdi n’a pourtant rien d’une momie, mais tout d’une icône : en 1889, la presse milanaise a mis sur pied un grandiose « jubilé Verdi », hommage national au patriarche, indissociablement révéré alors comme artiste et comme patriote, tout autant par l’homme de la rue que par l’austère souverain Umberto 1er (1844-1900). Verdi n’a plus rien à prouver.

Burlesque

Boïto, son fidèle et formidable librettiste, piétine alors depuis pas mal de temps sur un Nerone qu’il n’arrive pas à livrer : cette même année, le voilà donc qui suggère au vieillard une alternative. Pourquoi pas un opéra-bouffe ? Voilà qui distrairait, qui amuserait Verdi dans ses vieux jours, lui qui cinquante ans plus tôt, avec Un jour de règne, s’était essayé à ce genre sans plus jamais y donner suite… Et Boïto de lui envoyer un projet de livret titré Falstaff, adaptation des Joyeuses Commères de Windsor, et des pièces Henri IV et Henri V de Shakespeare – que Verdi vient de relire avec enthousiasme. Or, coup sur coup, le compositeur a perdu deux amis très chers, tous deux plus jeunes que lui : Faccio, directeur de la Scala puis du conservatoire de Parme ; et Muzio, un disciple plus ou moins raté. La claire conscience de son grand âge l’incite à ne plus rien ajourner. Verdi se prend au jeu, travaille d’arrache-pied : la partition sera livrée aux éditions Ricordi le 18 septembre 1893. Totalement démarquée d’un contexte où l’Italie, avec Cavallerieria Rusticana de Mascagni, puis I Pagliacci de Leoncavallo, commence à découvrir les vertus – un peu courtes – du vérisme (soit un réalisme musical puisant ses effets dans la trivialité du quotidien).

Stupéfaction ! Avec Falstaff, ce sont les données mêmes du théâtre lyrique, comme celles du langage musical, qui sont bouleversées. À 90 ans, pour son ultime opéra, Verdi « rajeunit » radicalement un genre toujours menacé de sclérose : Falstaff préfigure l’opéra du XXème siècle. Ici, plus de ces arias ou de ces duos virtuoses dont le bel canto s’était fait la spécialité. Les trames sont rompues, se superposent, se cumulent. L’œuvre est une mosaïque, un kaléidoscope. Réponse tardive à la géniale unité du drame lyrique wagnérien ? Dans Falstaff, la prodigieuse inventivité de la matière musicale se conjugue à la frénésie burlesque de l’intrigue.

Photo : Vincent PONTET

Opéra – comique ? Falstaff est aussi loin de la comédie bourgeoise que du tragique des Vêpres Siciliennes, de Don Carlo ou de Macbeth…  Pire : l’honneur et la passion – topos verdiens par excellence – y figurent ici LA cible obsidionale ! Dans les trois actes de l’opera buffa, tout est théâtre, carnaval. Terrassé par les femmes (grands vainqueurs du complot ourdi contre lui), le filou libidinal, ivrogne et obèse reconnaît in fine que « tutto nel mundo è burla – tout au monde n’est que farce » ! Dénouement ironique qui atteste le pessimisme fondamental du génie verdien :  renaissant, crépusculaire.

Datée d’il y a déjà un quart de siècle, la mise en scène « dix – neuviémisée » de Dominique Pitoiset vieillit décidément aussi bien que Giuseppe Verdi. L’Opéra Bastille n’avait pas donné cette régie millésimée 1999 depuis… 2017 ! La transposition de l’intrigue élisabéthaine dans une pluvieuse Angleterre fin-de-siècle où coulisse latéralement – unique décor en extérieur couvrant les trois actes – une façade de briques salie par le charbon, maculée d’enseignes peintes alignant : garage non loin d’un tacot rutilant, hôtellerie de la Jarretière, maison de Ford, parc de Windsor, égout où dégringolera, jeté par la fenêtre, le panier dissimulant le pauvre Falstaff, – tout cela fonctionne parfaitement.

A contre-courant de la doxa néoféministe

Littérale et lisible, la mise en scène, une fois n’est pas coutume, ne fait pas fi des accessoires imposés par le livret (le paravent, les bois de cerf du burlesque carnaval mythologique, au troisième acte…).  Il y a tout lieu de se satisfaire qu’en 2024 l’on échappe encore, miracle, à une relecture woke de l’ultime chef-d’œuvre verdien qui réduira un jour (je vous en fais le pari) le pataud, pochard, lubrique, candide et bedonnant Falstaff aux dimensions d’un « senior prédateur sexuel » coupable d’ »agression sexuelle et sexiste », et les mégères qui font clan contre lui, à l’expression d’une « parole » reconquise, enfin donnée à la « Femme invisibilisée » contre la domination masculine.

À contre-courant exact de l’envahissante doxa féministe, cette cinquième reprise bienvenue associe l’irrésistible contralto québécoise Marie-Nicole Lemieux dans le rôle de Mrs Quickly, qu’elle connaît par cœur et dont elle sait rendre de sa voix tout à la fois ample et nette la faconde impayable ; Federica Guida, qui succède à Julie Fuchs en impeccable Nanetta ; le jeune baryton ukrainien Andrii Kymach pour chanter Ford, d’un timbre métallique qui colle au personnage enragé de jalousie ; le ténor péruvien Ivan Ayon-Rivas, à peine trentenaire, dont on découvre la fraîcheur et la belle clarté sonore, en Fenton ; mais surtout, outre la commère Mrs Meg Page campée par la mezzo (formée à Paris) Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, et Mrs Alice Ford sous les traits de la soprano américaine Olivia Boen (laquelle débute donc chez nous avec succès), la palme du spectacle revient incontestablement au rôle – titre : en « Sir John », le baryton italien Ambrogio Maestri (« Michonnet », en janvier dernier, à l’Opéra-Bastille, dans Adriana Lecouvreur) fait un Falstaff inoubliable. Au pupitre, le chef danois Michael Schonwandt imprime à la partition toute la vivacité et la rondeur requises, auxquels, ici à leur meilleur, les chœurs de l’Opéra de Paris prêtent également leur concours.

Sur le manuscrit original de sa partition Verdi griffonnait, à l’adresse de son éditeur Ricordi : « Va, va, vecchio John…Cammina per la tua via finchè tu puoi ». « Va, va, vieux John… Va ton chemin tant que tu le peux »…      


Falstaff, comédie lyrique en trois actes de Giuseppe Verdi. Direction : Michael Schonwandt. Orchestre et chœur de l’Opéra national de Paris. Mise en scène : Dominique Pitoiset. Avec Ambrogio Maestri (Falstaff), Andrei Kymach (Ford), Ivàn Ayon-Rivas (Fenton), Frederica Guida (Nanetta), Marie-Nicole Lemieux (Mrs Quickly)…

Opéra-Bastille les 18, 21, 24, 27, 30 septembre 2024 à 19h30. Le 15 septembre à 14h30.
Durée : 2h40.



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