L’agitation que connait la France n’est pas seulement la énième bataille des retraites, mais l’aboutissement d’un long délitement. Alors que le divorce semble consommé entre les Français et le pouvoir, le récit dominant dans les médias, c’est que tout est de la faute de Macron. En réalité, nous sommes tous responsables de l’état calamiteux du pays, les gouvernants qui ont vendu des illusions, et les gouvernés qui les ont achetées avec enthousiasme.
« Crise » est trop vague (même quand on y ajoute « de régime »), « agitation », trop faible, « révolution », inadapté (ou prématuré). En vérité, on ne sait à quel mot se vouer. Personne n’a trouvé la martingale sémantique qui raconterait le chaudron français. Peut-être parce que, comme l’a dit, je ne sais plus qui, l’histoire nous présente en même temps toutes les factures de quarante ans de choix collectifs calamiteux.
Doit-on parler pudiquement des « événements », comme en mai 1968 ou aux débuts de la guerre d’Algérie, de la « situation », comme des proches du président cités dans un quotidien ? Une chose est sûre, la France est une cocotte-minute, chacun semblant avoir un compte personnel à régler avec le pouvoir. Depuis deux mois, la contestation bat le pavé, des trains sont annulés, des classes fermées, des facs bloquées, y compris Assas et Paris-Dauphine qui a connu la première grève de son histoire. Les rues de la capitale (et d’autres cités), jonchées de montagnes de détritus, ont pris un air encore plus désolé que d’habitude. Les touristes ont fui nos villes transformées en territoires hostiles.
On a aussi découvert que les Français étaient très à cheval sur le rôle du Parlement. Soixante millions de constitutionnalistes pointilleux se sont étranglés de rage après l’annonce du recours au 49.3, érigé en symbole de la surdité du pouvoir et du débat confisqué – confiscation très théorique quand, depuis des semaines, nous ne parlons que de ça. Un rassemblement sauvage s’est invité place de la Concorde, à un jet de pavé de l’Assemblée nationale. Certains y ont vu un quasi-remake de février 1934, d’autres, une représentation de la décapitation du roi. À Paris et dans d’autres villes, des jeunes gens très à cran sur leurs vieux jours ont joué au chat et à la souris avec les forces de l’ordre au cours de soirées Butagaz (comme on disait en Corse à la grande époque du FLNC) à l’issue desquelles on comptait les incendies de la nuit. Avant même le festival extrême gauchiste de Sainte-Soline, on dénombrait des dizaines de blessés, forces de l’ordre et manifestants. Parfaits idiots utiles du capitalisme qu’ils prétendent combattre, les black blocs et leurs jeunes émules qui jouent au Grand Soir permettront sans doute au pouvoir de rameuter le Parti de l’ordre. Reste qu’il est difficile de se départir du sentiment que notre merveilleux État, si efficace pour persécuter d’honnêtes travailleurs, est impuissant face aux voyous et autres casseurs.
Tout est de sa faute !
Rembobinons. Un président réélu avec 58 % des suffrages présente la seule réforme qu’il avait annoncée (passablement adoucie de surcroît). Et toute la France (en tout cas une très large majorité) se dresse contre lui, le sommant de la retirer. C’est la preuve que l’élection ne produit plus de légitimité, ce qui est bien fâcheux car, à l’âge démocratique, nous n’avons pas inventé d’autre moyen d’en fabriquer. Emmanuel de Waresquiel rappelle (pages 32-34) que ce conflit de légitimité entre la rue et les urnes est un classique de notre histoire depuis la Révolution. Ça finit rarement bien.
La question est épineuse : jusqu’à quel point un dirigeant régulièrement élu peut-il gouverner contre la volonté majoritaire, fut-elle exprimée seulement dans la rue ou dans les sondages ? Pour Henri Guaino, gaulliste sourcilleux, cela ne se discute pas (voir pages 24-27) : « Que le peuple ait raison ou tort, il doit avoir le dernier mot. » Reste à savoir si nous sommes encore un peuple, quand la seule chose qui paraît nous rassembler, c’est le sentiment que l’avenir est sombre, et la « colère », mot qui permet de sanctifier n’importe quelle transgression. Alors certes, on ne peut pas gouverner contre le peuple. Mais on conviendra qu’il est souvent difficile de gouverner avec lui.
On n’est donc pas obligé d’adhérer au récit romantique et doloriste d’un peuple paré de toutes les vertus, pétri d’intérêt général, victime du cynisme et du mépris de ses élites incarnées au premier chef par la figure maléfique du chef de l’État. C’est la faute à Macron ! Ce récit s’est largement imposé dans les médias, soucieux de câliner leur public. Par son style, son assurance de gars à qui tout a toujours réussi, sa certitude d’avoir raison contre tous, le chef de l’Etat concentre toutes les tares, réelles ou supposées, prêtées aux gouvernants. Aux manettes depuis six ans, il est évidemment l’un des premiers artisans du marasme où nous sommes. Mais la dégringolade française n’a pas commencé avec Macron. Dans le long processus de délitement entamé dans les années 1980, les responsabilités sont largement partagées entre gouvernants et gouvernés pour la bonne raison que nous nous sommes vautrés dans les mêmes mensonges. Qui nous explosent à la figure aujourd’hui.
Le procès des gouvernants est instruit à intervalles réguliers, leurs errements connus. Une classe dirigeante élue pour défendre les intérêts du pays a abdiqué de la réalité du pouvoir au profit de la technocratie bruxelloise, abandon assaisonné, pour le supplément d’âme, de repentance et autre autoflagellation. Pour justifier pleinement la préférence post-nationale, lui conférer une dignité morale, il fallait dénigrer tout ce qui était national, accusé de sentir le rance et de charrier des idées nauséabondes. L’Europe n’était pas un choix rationnel reposant sur une appréciation de nos intérêts, mais le moyen de nous délivrer des vieux démons de l’idéologie française et d’en finir avec un passé criminel. Dans la même logique antifasciste, grâce aux manigances de François Mitterrand avec Jean-Marie Le Pen, la plupart de nos présidents, de droite comme de gauche, se sont satisfaits d’une élection par défaut, emportée en jouant le grand air de « moi ou les fachos », le funeste « cordon sanitaire » permettant de neutraliser les voix d’un nombre croissant de Français. Faire barrage à Le Pen, quel beau et grand projet pour la France !
Ces mêmes dirigeants, démontre magistralement Pierre Vermeren, ont fait le choix d’une croissance tirée par la consommation, largement financée par la protection sociale. Résultat, résumé par Stéphane Germain (pages 28-29) : « Plus d’Europe, plus de dettes, plus d’allocs, plus d’immigration, plus d’impôts, moins de services publics. » À quoi on peut ajouter : moins d’école, moins de nucléaire, moins de médecine, moins de sciences. Et moins de travail. Enfin, par lâcheté, courte vue et conformisme, ils ont effrontément menti sur l’état réel du pays. Quand le réel s’infiltre de toutes parts comme autant de voies d’eau, le déni est intenable.
Aider les riches et insulter les pauvres
Devant le tribunal de l’Histoire, les gens qui ont gouverné la France pendant cette période prendront cher et ce sera justice. Mais nous, les citoyens, valons-nous beaucoup mieux ? Nous nous réclamons du peuple avec les trémolos de rigueur, mais Macron a raison (même s’il a eu tort de le dire): des foules en colère ne font pas un peuple, c’est-à-dire une communauté politique qui s’accorde au moins sur la possibilité du désaccord. Dans l’espace public, il n’y a plus d’adversaires, il n’y a que des ennemis. Une élue insoumise a tranquillement traité ses collègues de la majorité de monstres. Un monstre n’appartient pas à l’humanité commune. « Macron n’est pas humain », peut-on lire sur un mur surplombant les voies sur berge à Paris. Sans doute boit-il du sang d’enfant au petit déjeuner. Ce qui flotte dans l’air, ce n’est pas la joie de la concorde civile, ni même le rêve de l’avenir radieux, mais une envie de têtes plantées sur des piques, le pire de l’esprit sans-culotte, revu et aggravé par les réseaux sociaux : envie, assimilation de toute différence à une inégalité et de toute inégalité à un privilège. Pourquoi lui et pas moi ? L’affaire de la montre est emblématique de ce climat délétère. Pendant son intervention télévisée, le président a ôté sa montre (parce qu’elle faisait du bruit a-t-on appris ensuite). Il n’en fallait pas plus pour lancer les meutes numériques, convaincues que la tocante coûtait cinq ans de SMIC, au point que l’Élysée a dû faire savoir qu’elle vaut 2 400 euros. Dans Libération, Daniel Schneidermann établit un parallèle avec l’affaire du collier de la reine, sombre histoire d’un bijou hors de prix prétendument acheté par Marie-Antoinette sur deniers publics. De fait, il n’y avait pas de collier et il n’y a pas de montre à 80 000 euros. Sauf que, pour Schneidermann, le soupçon est légitime. Si Macron, comme Marie-Antoinette, est personnellement haï, c’est parce qu’il aide les riches et insulte les pauvres, en particulier quand il prétend les ramener sur le chemin du travail.
Nous nous racontons des histoires sur nous-mêmes. Nous invoquons pieusement 1789, mais notre horizon, ce n’est pas la liberté, c’est la retraite. Nous nous gargarisons de fraternité, mais chacun estime en avoir fait assez et pense que c’est au tour des autres d’en baver – ainsi aurons-nous inventé l’individualisme d’État. Comme le démontre Pierre Vermeren (pages 20-23), 26 millions d’actifs (représentant 35 % de la population contre 55 % en Allemagne) portent tout le monde à bout de bras.
Nous nous berçons collectivement de la grande illusion qui constitue à peu près le seul programme de la gauche : de l’argent il y en a, il suffit de le prendre aux riches. Forts de nos droits acquis (pour l’éternité ?), voilà quarante ans que nous dépensons 50 % de plus que ce que nous produisons. Nous sommes devenus une nation de consommateurs drogués à la dépense publique – un post-peuple en somme.
Alors, bien sûr, le peuple a le dernier mot. On aimerait savoir ce qu’il a à dire. « Nous n’avons pas élu Macron pour faire cette réforme », clament les manifestants. D’accord, mais pour quoi faire l’avons-nous élu ? Peut-être que la réponse est simplement : rien ! C’est l’hypothèse désenchantée de Marcel Gauchet : « L’affect profond qui travaille la société française, c’est l’immobilisme : c’est notre manière de nous protéger des malheurs du monde. En 1981, au moment où le monde entier changeait de direction, nous décidions d’instaurer le socialisme dans un seul pays. » Avec les heureux résultats que l’on sait. Aujourd’hui, ça nous reprend : quand le monde entier retarde le moment du départ à la retraite, nous rêvons de droit à la paresse. Je le reconnais, l’argument « les autres le font » n’est pas très folichon. Serions-nous, nous les Français, soumis au réel comme de vulgaires Grecs ? J’aimerais croire encore que notre voix singulière, notre génie particulier nous autorisent à nous affranchir des lois du marché, qu’en fiers Gaulois réfractaires, nous sommes prêts à défendre notre village contre la macdonaldisation planétaire. Seulement, l’indépendance, la singularité, la souveraineté, cela se paye. Cela exige du courage, de l’honneur, du panache. Il n’est pas certain qu’un peuple qui laisse son école périr sans réagir, mais se dit prêt à se battre pour sa retraite et ses prestations sociales ait les moyens de son ambition.
Les citoyens ne sont pas des enfants. Le grand déclassement n’est pas un phénomène naturel. Gouvernés et gouvernants, nous en sommes tous responsables. Ils ne voulaient pas dire la vérité et nous ne voulions pas l’entendre. Ils nous ont vendu des illusions, et nous les avons achetées avec enthousiasme. En somme, tout le monde était d’accord pour se coller la tête dans le sable. Et maintenant, c’est tous ensemble que nous sortons de l’Histoire.