Dans les universités, de jeunes gauchistes aussi incultes que sectaires expriment dans un sabir « postcolonial » leur refus de toute sélection. Signe du déclin du savoir, certains professeurs se joignent au mouvement, feignant de croire que 80% d’une classe d’âge a les capacités de suivre des études. Triste printemps.
Si on vous demande quel est le point commun entre l’École normale supérieure, la vieille Sorbonne (Paris-IV) et l’École des hautes études en sciences sociales, vous répondrez peut-être que ce sont des temples du savoir, et plus spécifiquement, des établissements de pointe dans le domaine des humanités, pour les deux premières, des sciences humaines et sociales, comme on les a baptisées dans la langue triomphante du progrès, pour la troisième. Ce trio d’excellence constitue aussi un modèle (très) réduit d’un système d’enseignement supérieur qui, derrière ses apparences et ses prétentions jacobines, se caractérise par une extrême diversité des statuts. Normale-Sup est une grande école, à laquelle on accède par un concours extrêmement difficile, la Sorbonne une université classique, ce qui signifie qu’elle ne peut vraiment choisir ses étudiants qu’après la licence. Quant à l’École des hautes études, qui fut longtemps un haut lieu de l’histoire en France, elle était à l’origine exclusivement dédiée à la formation doctorale – l’enseignement de la recherche par la recherche. La prise du pouvoir par la sociologie bourdieusienne et le ronronnement égalisateur qui l’a accompagnée ont mis fin à cet odieux privilège. « Ces gens-là n’ont rien à dire sur le réel et ceux qui s’intéressent au réel sont marginalisés, commente un historien goguenard. Au passage, cela a signé la fin du climat intellectuel et de l’esprit de dialogue qui permettaient à des gens très différents de se respecter. » Si elle conserve, mais pour combien de temps, le droit de sélectionner ses étudiants, l’École délivre désormais des masters, ce qui signifie qu’elle commence à rentrer dans le rang universitaire. Pour nombre de professeurs, cette banalisation est encore insuffisante : ils se sont mobilisés contre l’adhésion de l’EHESS à PSL (Paris sciences et lettres), regroupement créé par la loi Pécresse et dont font également partie l’ENS, Dauphine et plusieurs grandes écoles et formations scientifiques. Un regroupement jugé trop « élitiste » – quel scandale en effet qu’une école élitiste… On se demande ce que serait son antonyme : une école moyenne ?
« À l’EHESS, si on veut obtenir des financements, il faut utiliser l’écriture inclusive »
Rome ne s’est pas défaite en un jour. En dépit des nombreux efforts déployés pour en finir avec ce détestable élitisme, ces trois établissements restent sans doute ce que nous avons de mieux en matière d’études littéraires, au sens large. Pour anecdotique qu’il paraisse, leur autre point commun, qu’ils partagent certainement avec un grand nombre de facs, est doublement emblématique du désastre intellectuel de l’Université d’une part, de la terreur et de la sottise idéologiques qui y règnent, de l’autre.
La nouvelle mode qui fait donc fureur chez d’éminents professeurs aussi bien que chez les étudiants bloqueurs, c’est l’écriture inclusive, cet idiome immonde qui ressemble à une plaisanterie, en tout cas c’est ce qu’on croyait quand les points, les tirets et les « é-e » sont apparus. Sauf que, comme le révèle le témoignage publié page 70 sur Normale-Sup, ainsi que d’autres, recueillis auprès de chercheurs et d’enseignants de la Sorbonne et de l’EHESS, on ne plaisante plus du tout avec ça. Les commissaires politiques, aussi nombreux et agressifs chez les profs que chez les élèves, traquent les déviants. Si bien que des adultes raisonnables, de peur d’être dénoncés, essaient d’éviter toute allusion genrée dans leurs courriers électroniques ou, pis encore, se soumettent à cette lubie d’adolescents qui, en dépit de tout le fatras sociologisant qu’ils ingurgitent, croient toujours que le mot chien mord. « À l’EHESS, si on veut obtenir des financements, il faut écrire dans ce jargon », observe l’historien qui préfère en rire. Le climat est encore plus plombé à Normale-Sup : le destin d’une école qui a formé tant de penseurs et de citoyens illustres, de Péguy à Pompidou en passant par Sartre et Aron, est un véritable crève-cœur.
« Ce sont les profs qui tiennent le plus au mythe égalitariste »
Les bloqueurs et saccageurs du triste printemps étudiant auquel on a assisté se réclamaient de Mai 68, qui, observe Alain Finkielkraut (page 63), rejouait déjà la Commune et 1917. Si l’on excepte leur talent pour les happenings animaliers plus ou moins drôles qui font plutôt l’ordinaire de YouTube, la fierté avec laquelle ils exhibent leur incompétence et l’arrogance avec laquelle ils jettent à la poubelle de l’histoire tout ce qui les a précédés, et même tout ce qui n’est pas eux, évoquent plutôt les sinistres gardes rouges de la révolution culturelle chinoise – que révéraient, il est vrai, les plus intellectuels de leurs glorieux aînés. Sauf que cette fois, leurs aînés consentent à leur propre destitution, comme le révèle le grand nombre de professeurs qui se sont solidarisés avec le mouvement anti-sélection. Ainsi a-t-on pu entendre, sur France Culture, l’inénarrable Nicolas Offenstadt raconter fièrement à un journaliste ravi par tant d’audace que, pendant le blocage, ses cours continuaient mais qu’ils ne portaient pas sur le programme, car cela reviendrait à briser la grève. Sur l’engagement des professeurs contre la sélection, Marcel Gauchet a sa petite idée : « Ce sont les profs qui tiennent le plus au mythe égalitariste en vertu duquel un doctorat de sociologie à Trifouilly-les-Oies vaut la même chose qu’un diplôme de physique à Orsay, qui est la poursuite du mythe selon lequel un bac pro passé à Saint-Denis équivaut au bac d’Henri-IV. Tout le monde sait que c’est faux, mais peu importe. On fait semblant d’y croire. »
De fait, la mobilisation contre une sélection qui a déjà cours dans toutes les formations appréciées par les employeurs aura plus tenu de la commedia dell’arte que de la lutte sociale. Les étudiants en grève étaient pathétiques dans leur volonté de s’illusionner et dans leur refus de la méritocratie. Mais ceux qui, dans la classe politique et dans le monde universitaire, les ont encouragés dans leurs illusions, sont, eux, des cyniques qui attendent une rétribution électorale de leur démagogie, ou veulent simplement faire jeune. « Tout le monde convient que l’absence de sélection est une folie, mais une opinion et une classe politique divisées interdisent toute remise en cause d’un statu quo pourtant jugé quasi-unanimement coûteux et cruel, à la fois pour la collectivité et pour les individus, car ses premières victimes sont les jeunes envoyés à l’université comme à l’abattoir », écrit Antoine Compagnon[tooltips content= »Antoine Compagnon, « Bac sélection université », in Le Débat, n° 199, mars-avril 2018. »]1[/tooltips]. On dirait en effet que même Emmanuel Macron n’ose pas utiliser le mot honni et qu’on préfère laisser des dizaines de milliers de jeunes traîner dans des facs-dortoirs plutôt que de leur dire la vérité : prétendre que tous les bacheliers sont aujourd’hui capables de suivre des études universitaires est un énorme bobard. Tout le reste est littérature.
« A 10 000 euros l’année, à Sciences-Po, les blocages ne durent jamais longtemps »
Beaucoup de jeunes, du reste, refusent de s’en laisser conter. Ils optent pour des formations sélectives, de plus en plus souvent privées, dont on apprend, dans la vaste enquête menée par Anne-Sophie Nogaret et Erwan Seznec (pages 64-65), qu’elles concernent déjà plus de 70 % des étudiants en premier cycle. « Éviter le premier cycle de la fac est un sport national », analyse Marcel Gauchet. Cela explique aussi le succès des prépas littéraires qui, loin de l’agitation de Paris-I, Rennes-II et autres ZAD universitaires dont certaines, dirait-on, sont en grève depuis 1968, permettent aux plus méritants d’atterrir directement en master, là où les choses sérieuses commencent.
Parler de la crise de l’Université est donc un abus de langage, voire un amalgame éhonté : la catastrophe intellectuelle et le désastre idéologique – ainsi que le refus pavlovien de la sélection qui va généralement avec – concernent essentiellement les premiers cycles de lettres et de sciences sociales. Quels que soient les défauts de la loi ORE (Orientation et réussite des étudiants) – qui a par exemple oublié de préciser comment et par qui seraient examinés les dossiers de candidatures –, le mouvement étudiant serait passé inaperçu dans les facs de droit, de médecine et de sciences si beaucoup ne partageaient pas des locaux avec les amphis de lettres. Et même parmi les étudiants en lettres, les grévistes étaient ultra minoritaires. Il est vrai que, relookée en temple de l’avant-garde culturelle, la vénérable Sciences-Po a rejoint, quelques heures durant, les camarades en lutte. On a pu voir flotter sur la façade de cette école éminemment sélective un large calicot orné d’un slogan même pas drôle contre la sélection, sans oublier l’inévitable drapeau palestinien, symbole de la solidarité entre les opprimés de Saint-Germain-des-Prés et ceux de Gaza. Seulement, comme me l’a dit un ami étudiant, « à 10 000 euros l’année, à Sciences-Po, les blocages ne durent jamais longtemps ». On pourra voir dans ce constat la validation de la théorie de Jean-Philippe Vincent (pages 72-75) qui tient la gratuité de l’enseignement supérieur pour l’origine de tous les maux qui le rongent.
Racisme d’Etat et dur destin des personnes racisé.e.s
Le tout petit printemps étudiant – qui ne paraît pas devoir résister aux vacances du même nom – n’aura sans doute pas d’autre conséquence que quelques millions de dégâts matériels et des examens retardés. Il est plus inquiétant que l’emprise extrême gauchiste se soit propagée dans des hauts lieux que leur recrutement sélectif n’a pas protégés contre l’importation enthousiaste de tous les articles de la foi postmoderne made in USA. À l’École des hautes études, où 200 professeurs ont signé pendant la campagne un manifeste pour Mélenchon, on ne compte plus les séminaires sur les migrants et sur le genre. « Des pseudo-révolutionnaires sérieux comme des papes arrivent à pourrir les entreprises les plus poétiques comme les activités de ce groupe qui défendait les polyamoureux », confie pour sa part un sociologue. Et ils parviennent aussi à propager, au-delà de l’écriture inclusive, l’attirail idéologique de la lutte contre une domination multiforme et sans visage – mais qui finit toujours par avoir celui d’un vieux mâle blanc ou d’un juif riche et libidineux –, le tout noyé dans la sauce postcoloniale qu’affectionnent les Indigènes de la République. Ainsi peut-on entendre en toute occasion des jeunes gens propres sur eux pérorer sur le racisme d’État et le dur destin des personnes racisé.e.s, avec l’air aussi satisfait que s’ils avaient pris le palais d’Hiver.
On pourrait, là encore, se contenter d’en rire – et comment ne pas rire, quand on lit dans le communiqué de Sciences po des phrases telles que : « Face à la vaste entreprise néolibérale et raciste menée sur tous les fronts par Macron, nous considérons comme essentiel de nous mobiliser de manière concrète, en bloquant les lieux de production des richesses et du savoir. » ? Sauf que ce triomphe du dogmatisme, du sectarisme et de l’esprit de sérieux dans des lieux qui devraient être voués à la liberté de penser condamne à mort l’enseignement des humanités, qui demande ironie, hauteur et dialectique. Le marché fabriquera toujours les bataillons de cadres et d’ingénieurs que réclame l’économie, mais seule la puissance publique peut investir des milliards dans un enseignement de haut niveau qui ne sert à rien – sinon, bien sûr, à s’assurer que les chefs-d’œuvre créés et transmis par nos prédécesseurs ne disparaîtront jamais de la mémoire humaine. Certes, ces temps-ci, la puissance publique a d’autres chats à fouetter et, apparemment, d’autres urgences à financer. En imaginant même que la contrainte budgétaire disparaisse par magie et que l’on sorte du formol des professeurs suffisamment compétents pour transmettre cet héritage, il faudrait encore que quelqu’un en veuille.
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