En quelques années, le réseau social est devenu un terrain de jeu propice à la guérilla virtuelle et une puissance qui a contribué au Printemps arabe, au Brexit et à l’élection de Donald Trump. Quels que soient ses défauts, la déploration est inutile. Mieux vaut essayer de chevaucher le tigre.
Créé en 2004, Facebook a franchi le cap du milliard d’utilisateurs actifs en 2012, puis a atteint les deux milliards – soit plus du quart de la population mondiale – cinq ans plus tard ; soit 72 % des Nord-Américains, 57 % des Latino-Américains, 41 % des Européens et 35 % des Moyen-Orientaux. Un succès tel qu’on prête à son fondateur, Mark Zuckerberg, 33 ans, des ambitions présidentielles. De quoi attiser convoitises, peurs et fantasmes.
« Un gamin en jean et baskets a changé le monde »
La légende Zuckerberg démarre en 2003 par un gag de potache. Il n’a pas 20 ans quand, un peu éméché, il pirate le trombinoscope de son campus universitaire et invente un jeu vidéo mettant en regard des photos des étudiants des images d’animaux. Menacé d’expulsion, l’étudiant surdoué révise son business plan pour lancer Facebook un an plus tard.
En 2008, dans le premier reportage français consacré à la « planète Facebook », « Envoyé spécial » parlait de « trou de serrure virtuel par lequel les uns espionnent les autres ». « Un gamin en jean et baskets a changé le monde », affirmait le commentaire, laissant entendre qu’un nouveau Big Brother était peut-être en germe. Back to 1984 ! Le reportage, un peu tendancieux, décrivait des ex-amoureux en train de s’espionner, des adolescentes échangeant des selfies de leurs décolletés ou se faisant draguer par de vieux pervers, quand elles n’achetaient pas de l’ecstasy.
Le Printemps arabe et en même temps Daech
L’effet boule de neige des réseaux sociaux a pris tout le monde par surprise. Qui aurait alors pu imaginer que Facebook contribuerait à des bouleversements politiques et sociaux majeurs ? Il y a dix ans, un groupe Facebook réunissait plusieurs centaines de milliers de Colombiens dans des manifestations de rue contre la guérilla communiste des FARC. En 2011, Facebook apportait sa pierre au Printemps arabe, en facilitant non seulement l’organisation et la médiatisation des manifestations, mais également l’identification et l’arrestation de certains manifestants ; certains services de police ou de renseignement ayant recyclé les vieilles techniques de provocation en créant de vrais-faux groupes pour piéger les activistes.
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Depuis, les réseaux sociaux ont été utilisés par les djihadistes de l’État islamique comme plateforme de recrutement et de propagande, tout en permettant à de nombreux journalistes d’infiltrer l’EI, ou de se faire passer pour lui. Mais on a découvert que le soi-disant cybercalifat, auteur de la cyberattaque contre TV5 Monde, était en fait un faux-nez des services de renseignement russes.
On a enfin appris, en 2016, que Facebook et Twitter étaient instrumentalisés par les « web brigades », des « fermes à trolls » russes (qui paient des gens pour pourrir les commentaires et manipuler l’opinion publique sur internet), voire utilisés comme armes non conventionnelles dans le cadre de la « guerre informationnelle » menée par les services de renseignement russes, que l’on soupçonne d’avoir influencé le vote pour le Brexit et l’élection de Donald Trump.
Tout le monde instrumentalise Facebook
Cette stratégie de guérilla virtuelle a été théorisée au plus haut sommet de l’appareil militaire russe, notamment dans un article rétrospectivement fort instructif du général Valery Gerasimov – chef d’état-major et vice-ministre des armées – paru en février 2013 dans le Courrier industrialo-militaire. Cherchant à tirer les leçons du Printemps arabe, qu’il estimait avoir été déclenché par l’Occident, il constatait « une tendance à l’effacement des distinctions entre l’état de guerre et l’état de paix », nécessitant de repenser l’action militaire dans « l’espace informationnel », afin d’« influencer les structures étatiques et la population à l’aide des réseaux informatiques ».
Outre les États, de nombreuses boîtes de communication et d’influence, des partis politiques et des services de renseignement s’emploient à instrumentaliser les réseaux sociaux.
Personne ne peut dire ce que deviendra Facebook
Début décembre, une longue enquête de l’agence Bloomberg racontait comment le président philippin Rodrigo Duterte avait utilisé Facebook contre Rappler, le principal réseau social d’information philippin, pour mater l’opposition. Aux Philippines, 97 % de la population connectée possède un compte Facebook. Non content de lancer son armée de « trolls patriotiques » à l’assaut de Rappler, à coup de campagnes de harcèlement, d’intimidations et de fausses nouvelles, Duterte bénéficiait également de l’assistance de… Facebook. À l’instar de l’équipe de Trump, les communicants du dirigeant philippin ont payé le réseau de Mark Zuckerberg, au risque de flirter avec le conflit d’intérêts – des deux côtés : en novembre dernier, Facebook annonçait un nouveau partenariat avec le gouvernement Duterte destiné à financer les câbles sous-marins de connexion haut débit.
Cependant, Facebook n’a que quatorze ans. Nul, pas même Mark Zuckerberg, ne peut prophétiser ce qu’il deviendra dans cinq, dix ou vingt ans. Et puis, une fois le génie sorti de sa bouteille, la déploration est inutile. Mieux vaut chercher à en faire une arme au service de justes causes, ou à apprendre à se protéger de ses effets nocifs.