Un confinement berrichon éclairé par l’œuvre de l’écrivain égyptien
Même confinés, quand deux auteurs s’appellent au téléphone, ils parlent « boutique », contrat d’édition, à-valoir et de cette très floue rentrée de septembre. Aura-t-elle lieu ? Sous quelle forme ? Les Prix viendront-ils rythmer l’automne ? Le champagne servi dans les cocktails aura-t-il encore ce goût de mousseux bon marché, le suc de la lose ? Quelles stratégies commerciales les maisons vont-elles adopter pour sauver cette année comptable ? Covid-19 aura-t-il la peau des têtes de gondole des librairies ? Ou sont-ce, les primo-romanciers, les bleu-bites du métier qui trinqueront dans ce jeu de bonneteau ?
Les romanciers, pas utiles à la nation en temps de pandémie
Pendant que l’hôpital est à bout de souffle, qu’on transfère des malades d’Est en Ouest, la haute-administration, ce tigre de papier, pond des circulaires par habitude, et l’édition pense à sauver ses fesses. Avec cette question dans toutes les têtes, le public sera-t-il au rendez-vous, après la crise sanitaire ? Ou Covid-19 signe-t-il la fin de la lecture comme folklore culturel et saisonnier d’un vieux pays en voie de décomposition ? On peut s’interroger sur la pérennité d’une telle activité demandant décidément trop d’efforts intellectuels, après des semaines de rediffusion à la télé de la 7ème Compagnie et de L’Arme fatale. Et ces chaînes d’info en stéréo qui, toute la journée, grésillent dans nos oreilles. On en parle de leur nocivité sur les organismes fragiles ou on laisse les infectiologues trancher ? Hier, je me suis réveillé, en sueur, le visage de Laurence Ferrari se confondait avec celui du Professeur Salomon, elle portait la barbe de Raoult et me verbalisait car je n’avais pas signé ma dérogation de déplacement pour pénétrer sur son plateau de CNews.
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Nous aurons tous besoin d’un sévère sevrage, d’une vraie désintoxication qui nous coûtera plus chère que l’achat de masques. Le Français fait ce rêve impossible : se griller une merguez au barbecue dans un coin de campagne retiré et refaire le monde avec des copains, autour d’une bouteille de rosé ruisselante, en priant que ce virus passe son chemin. Avant de s’acheter un roman à la mode, il y a aura d’autres chantiers prioritaires : l’assainissement des élites, la refondation de l’hôpital public, la mise sous séquestre des institutions européennes, etc… Aujourd’hui, à quelques heures du pic, le Français pense plutôt remplir son frigo et se barricader que de lire des histoires écrites par des types inutiles à la Nation n’étant ni réanimateurs, infirmières, caissières ou préposés au ramassage des ordures. Nous sommes quelques-uns pourtant à imaginer cet après-chaos et avancer une hypothèse.
La rentrée littéraire pouvant être reportée, reportons-nous sur Albert Cossery
Les éditeurs s’en sortiront en proposant une contre-programmation radicale. C’est-à-dire écarter les huis-clos pleurnichards, les essais prophétiques et les mea-culpa glaiseux de leur catalogue. Nous parions sur la comédie érotique glandilleuse, le palindrome polardesque, la poésie picarde du zinc, le conte animaliste et pervers, des genres nouveaux afin d’oublier l’actualité et nous abandonner totalement dans les bras de la fiction. Et puis, rien ne nous dit que cette rentrée littéraire ne sera pas reportée comme les JO ou Roland-Garros. Pour ceux qui insistent dans les voies sans issue de la lecture, il reste nos bibliothèques. Je vous l’avoue, c’est d’un snobisme indigne, le pays se meurt et les intellos du stylo se réfugient dans le Livre. Nous sommes les Marie-Antoinette du Covid-19 : « Il manque de tests, donnez-leur des livres ! » Oui, mais donnez-leur au moins du Albert Cossery (1913-2008), l’écrivain égyptien de langue française selon la formule consacrée, l’homme qui ne sortait pas de sa chambre d’hôtel avant 14 h 30, il avait intériorisé le confinement dès les années 1950, celui-là même qui fut reconnu par Henry Miller et Lawrence Durrell, et qui courait les belles filles avec Albert Camus, le Cioran oriental, l’anarcho-dandyste de la rive gauche, le nonchalant qui dilapidait ses heures, juste à la recherche de son plaisir quotidien. Il ne professait rien. Il ne prétendait à rien. Il écrivait peu et court ce qui déjà témoigne de l’étendue de son talent immense. Une forme admirable de respect pour son lecteur. Peu de romans publiés, entre Mendiants et orgueilleux (Julliard/1955) et Les Couleurs de l’infamie (Joëlle Losfeld/1999), mais une certaine école du détachement. Que vous dire de plus pour vous inciter à dévorer son œuvre ? C’est un régal d’écriture, un foyer perpétuel d’insolence fainéante, de distanciation souveraine, cet aristo des bas-fonds prenait la vie comme une source d’emmerdements et de ravissements, il n’était pas un petit comptable de nos misères, il les faisait briller au firmament. En ce moment, c’est une question de santé mentale et de salubrité publique que de partager quelques heures avec lui. Il a tout dit sur les régimes voyous, l’ambition des Hommes, les mendiants qui vous snobent et cette foule qui nous happe : « Imperméable au drame de la désolation, cette foule charriait une variété étonnante de personnages pacifiées par leur désœuvrement : ouvriers en chômage, artisans sans clientèle, intellectuels désabusés sur la gloire, fonctionnaires administratifs chassés de leurs bureaux par manque de chaises, diplômés d’université ployant sous le poids de leur science stérile, enfin les éternels ricaneurs, philosophes amoureux de l’ombre et de leur quiétude… » Il résumait ainsi son « art de vivre » dans un livre d’entretiens avec Michel Mitrani : « Se détacher de tout ce qu’on vous apprend, de toutes les valeurs, les dogmes. C’est-à-dire faire sa propre révolution ». Une leçon à méditer…
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