Pour contrer l’Iran, les pays du Golfe ont trouvé un nouveau champion : le Pakistan. En proie à une grave crise politique menaçant son intégrité territoriale et nationale, confronté à une guerre sans fin en Afghanistan et absorbé par des relations plus que compliquées avec le voisin indien, celui-ci s’embarque dans une nouvelle aventure : sauver le monde sunnite fragilisé par les révolutions arabes que l’Iran tente sournoisement d’exploiter pour renforcer l’arc chiite.
À vrai dire, sans même monter sur les grands chevaux de la cause sunnite, Islamabad a des intérêts très prosaïques à défendre dans les pays du Golfe : les Pakistanais fournissent un gros contingent des travailleurs étrangers dans la région. À Bahreïn, pays en proie à un fort mouvement de contestation, des attaques, menaces et même quelques assassinats de ressortissants pakistanais terrorisent cette communauté qui compte plus de 50.000 personnes. Ils sont nombreux aussi à Dubaï et au Koweït, et l’argent qu’ils envoient à leur famille est essentiel pour l’économie pakistanaise. Tout cela évoque le souvenir douloureux de la guerre du Golfe en 1991. Pour Islamabad, la perspective d’un retour précipité de plusieurs centaines de milliers d’hommes et l’arrêt brutal de transferts monétaires est un cauchemar.
Aussi compréhensibles que soient ces craintes et la volonté du Pakistan de maintenir l’ordre dans cette région, la réaction surprend par son ampleur.
Depuis plusieurs semaines, la Fondation Fauji – à l’origine une association caritative devenue un acteur majeur de l’économie pakistanaise – mène une campagne publicitaire visant à recruter d’anciens militaires pour intégrer la Garde nationale de Bahreïn. Proche de l’armée et dirigée par d’anciens officiers, la Fondation propose aux candidats des salaires faramineux allant jusqu’à 1200 dollars, soit cinq à six fois la rémunération d’un lieutenant d’active ! Les Chiites qui représentent 20 % des Pakistanais ne peuvent bénéficier de cette offre généreuse, le recrutement étant réservé non seulement aux Sunnites mais aussi à quelques clans considérés comme sûrs.
Mais ce n’est pas tout. L’armée a mis deux divisions en alerte, dans l’éventualité d’un départ immédiat vers la monarchie sunnite menacée par une révolte de la majorité chiite. Autant dire que l’intérêt d’Islamabad va largement au-delà de la volonté de protéger ses ressortissants menacés. En clair, le Pakistan a choisi son camp. Face à l’Iran, il entend sauver l’équilibre géostratégique actuel dans la région, c’est-à-dire la domination des monarchies sunnites. Cette politique a évidemment son volet intérieur : face à ses propres radicaux, le régime d’Islamabad se positionne comme un champion de l’islam sunnite, voire, comme le protecteur de La Mecque – plus musulman que les Talibans.
Cette ligne a une conséquence évidente qui est de creuser l’antagonisme avec le principal « challenger » de l’ordre régional, l’Iran. Qui n’a pas attendu une déclaration officielle d’Islamabad pour désigner l’ennemi.
Les Iraniens ne sont pas les instigateurs de la contestation dans le monde arabe en général et à Bahreïn en particulier : comme tout le monde, ils ont été pris de court par les événements. Mais ils entendent bien en tirer le plus grand bénéfice possible. Ils ont déjà marqué des points en Egypte, comme en témoigne l’évolution stratégique de cet ancien allié d’Israël qui a clairement manifesté sa volonté de s’éloigner de l’Etat hébreu. Téhéran aimerait bien, maintenant, saisir l’occasion inespérée qu’est le « printemps arabe » pour déstabiliser la péninsule arabique, perturbée par les mouvements de contestation au Yémen et à Bahreïn.
Pour l’Iran, Bahreïn est une cible de choix. Principale base de la Cinquième flotte américaine, ce micro-pays compte un million d’habitants, majoritairement chiites, et dont seulement 60 % sont ses ressortissants. Or, si les Chiites ne représentent que 7 % de la population d’Arabie saoudite, soit 2 millions sur 27 millions d’habitants, ils sont majoritaires dans la zone orientale frontalière de Bahreïn. Au grand dam de Riyad, cette région est particulièrement riche en pétrole. On imagine aisément le scénario noir que les Saoudiens veulent à tout prix éviter : une démocratisation de Bahreïn amènerait les Chiites au pouvoir, ce qui pourrait donner des idées à leurs coreligionnaires de l’autre côté de la frontière et se traduire par une insurrection au milieu des puits d’or noir.
Un peu trop chatouilleux sur les Droits de l’homme, les Etats-Unis ne sont plus considérés par la monarchie saoudienne comme des alliés très sûrs. Riyad a tiré les leçons des infortunes de Ben Ali et Moubarak et ne se fait guère d’illusions sur l’amitié de Washington. Les princes saoudiens préfèrent des partenaires un peu moins idéalistes et capables d’évaluer froidement les enjeux géostratégiques et les rapports de forces : des Nixon ou des De Gaulle plutôt que des Obama, des Cameron et autres Sarkozy. Dans ces conditions, la carte pakistanaise peut être un atout majeur pour l’Arabie saoudite. On pourrait paraphraser la dernière réplique de Casablanca : c’est peut-être le début d’une grande amitié…
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !