Le crime organisé est en plein essor. Malgré les milliers de policiers et de magistrats mobilisés. Le trafic de drogue générerait en France des gains d’environ 3 milliards d’euros par an, d’où les luttes sanglantes pour contrôler ce pactole. Causeur consacre sa une au phénomène dans son numéro de juin.
Le crime organisé est en plein essor. En matière de drogue, il générerait en France des gains d’environ 3 milliards d’euros par an, pas étonnant que les luttes pour contrôler ce pactole soient intenses. Les inégalités sociales de plus en plus grandes expliquent la recrudescence de la criminalité liée à la drogue. Ainsi, les homicides ont lieu dans les territoires les plus pauvres : en Corse, en Seine-Saint-Denis et dans les quartiers populaires et périphériques en déshérence de villes plutôt riches (Nantes). La ville de Marseille est un paradigme : 1% de la population française, 20% des règlements de compte.
Bien que des milliers de policiers et magistrats mobilisés qui luttent quotidiennement contre le trafic, sans compter leurs heures au prix parfois de leur santé et de leur vie de famille, le phénomène ne semble pas connaître de solution. Peut-être parce que la seule solution n’est pas la répression, même si elle est nécessaire. Afin d’amorcer un vrai virage, mettons la justice et le citoyen au cœur du dispositif de lutte contre le trafic de drogue.
En 2010, l’ONU, en session plénière, déclare que cent ans d’interdiction des drogues sont un échec. En matière de santé publique, là où le consommateur n’est pas criminalisé, il se tourne plus facilement vers le soin. Au Portugal, la toxicomanie à l’héroïne a reculé de moitié depuis sa dépénalisation en 2000 ! Du point de vue des libertés publiques, même à considérer la drogue comme le mal absolu, rappelons qu’il n’est plus interdit de se suicider. Enfin, à ceux qui considèrent que ce sont les consommateurs qui alimentent le trafic, nous pouvons répondre qu’il suffirait à l’État de réguler cette consommation comme il le fait pour les autres produits, définis comme « drogues légales » (cigarette, alcool, produits psychotropes pharmaceutiques comme la morphine…).
La distribution encadrée testée dans de nombreux pays
Aussi loin qu’on puisse remonter par l’archéologie et la sociologie, l’humain a usé de produits altérant son état de conscience. Plutôt que le dénier, encadrons ces comportements. Responsabilisons les citoyens consommateurs en leur permettant de se fournir hors des circuits criminels. La distribution encadrée des drogues se généralise dans le monde : Pays-Bas, Suisse, Canada, Uruguay et de nombreux États américains dont la Californie et le Colorado. Outre le bénéfice fiscal que permet cette régulation, élaborons une régulation publique des drogues adaptée à notre pays. Nous couperons ainsi le lien pervers qui unit le consommateur au monde du crime.
Nos enquêteurs pourront alors se concentrer sur les autres grands trafics et l’économie parallèle qu’ils génèrent. Pour démanteler ces trafics, de complexes enquêtes de police judiciaire sont nécessaires. Or, les moyens allégués à la justice sont très insuffisants. Nous dépensons 72,53 euros par an et par habitant pour financer nos juridictions de jugement, contre 78 euros en moyenne dans l’UE et 141 euros en Allemagne ! La France compte 11,2 juges pour 100 000 habitants en 2020, contre 22 en moyenne en Europe, et 3,2 procureurs contre 5,2 en Italie.
L’exemple italien
L’association Crim’HALT que je préside propose que la confiscation de ces avoirs criminels devienne La sanction et La peine. Depuis le programme de Stockholm, en 2010, pour “Une Europe ouverte et sûre qui sert et protège les citoyens”, les pays de l’Union se mettent à la confiscation des biens des trafiquants, acquis avec des fonds sales (des biens dits « mal acquis »), comme le fait l’Italie depuis les années 60 et comme elle procède contre la mafia depuis 1982. En 2011 la création en France d’une Agence de Gestion des Avoirs Saisis et Recouvrés (AGRASC) permet d’amorcer une politique de confiscation, en constante augmentation. En dix ans, l’AGRASC a versé à l’État 800 millions d’euros issus du produit des ventes des biens confisqués par la justice. Chiffre qui paraît impressionnant mais on peut mieux faire. Rendons la confiscation des biens du trafic de drogue obligatoire, comme elle l’est depuis 2019 pour les marchands de sommeil et faisons la chasse aux patrimoines criminels à l’aide de nouveaux outils qui sont à notre disposition.
Des progrès juridiques mais encore insuffisants
Des textes européens (Directive 2014/42/UE et Règlement 1805/2018/UE) sont venus booster les confiscations en Europe. Les configurations“élargies”, “de blanchiment”, “par équivalent” ou pour “non justification de ressources”. Autant de progrès juridiques et judiciaires. Cependant, ces confiscations pénales s’avèrent difficiles à mettre en œuvre. Par conséquent, seuls 32,1% des biens saisis provisoirement en France sont confisqués définitivement. A contrario, en Italie, les confiscations définitives représentent 63,6% des saisies provisoires. Une des clés de la réussite : une confiscation obligatoire non corrélée à la condamnation pénale. Les propriétaires de biens mal acquis même innocentés pénalement doivent justifier l’origine légale de leurs biens devant un tribunal administratif. Conséquence : de l’autre côté des Alpes chaque année, 500 millions d’euros en cash et des milliards en avoirs sont confisqués définitivement. L’Italie montre l’exemple. Suivons-le.
Depuis 1996 en Italie, 18 000 biens immeubles sont mis à disposition des institutions pour développer des structures d’intérêt général. Plus de 1 000 immeubles confisqués sont utilisés par des associations et des coopératives. Cette loi d’usage social des biens confisqués (USBC, acronyme « inventé » par Crim’HALT) a placé les citoyens au cœur du dispositif de lutte contre la mafia. La société civile se réapproprie un territoire ou des zones qui étaient sous la coupe du crime organisé. Cela restaure aussi les prérogatives de l’État. Ainsi s’amorce un changement des mentalités. Le bien libéré de la mafia crée un écosystème positif, un cercle vertueux. La loi USBC participe du développement économique. Elle répare le territoire des dommages commis par le crime. La population revit.
Une autre piste
Sous l’impulsion d’associations et de parlementaires, la France dispose aussi depuis 2021 d’une loi d’usage social des biens confisqués. Mais comme pour la loi sur les repentis, le législateur a fait les choses à moitié. La loi française ne permet pas de mettre à disposition des biens aux coopératives, ni aux collectivités territoriales qui connaissent le mieux le tissu associatif sur le terrain. Par exemple, en Guadeloupe, dans une villa confisquée à un escroc, une association protège les femmes victimes de violences conjugales. À Paris, à deux pas du ministère de la Justice, une victime de la traite des êtres humains se reconstruit dans l’ancien appartement d’un mafieux italien. À Dunkerque, l’immeuble d’un marchand de sommeil va accueillir une structure d’hébergement et d’insertion. À Marseille, la villa d’un trafiquant de cocaïne vient d’être mise à disposition de deux associations d’aide aux victimes. Ce sont pourtant de très beaux exemples à multiplier.
Le statut de repenti
Autre piste certes compliquée mais intéressante, la question du statut de repenti. En sont exclus ceux qui ont du sang sur les mains. Un choix qui permet de tenir compte du ressenti des victimes et de leur entourage mais qui rend l’exercice de ce statut peu productif en matière de crime organisé. En effet, les personnes importantes, celles qui peuvent porter des coups réels à une organisation ont en général du sang sur les mains. L’enjeu du statut n’est pas l’impunité mais la protection accordée à la personne et à sa famille. Le repenti effectue donc sa peine. Cette possibilité s’est révélée féconde en Italie. Au-delà du témoignage du repenti et de ses effets concrets, la libération de la parole de membre important du clan déstabilise et crée de l’insécurité au sein de l’organisation. Elle n’est plus inattaquable ni indestructible.
Une meilleure prise en compte des victimes
À propos des victimes, qui se souvient de la jeune Kawatar, 18 ans, de Rayanne, 14 ans, de Sarah ou de Maxime.. ? De Larbi ou de Kaïs 16 ans ? Elles sont déjà tombées dans l’oubli. La dernière en date, une mère de famille de 43 ans tuée le 10 mai n’a même pas de nom!
Leur point commun ? Elles sont des victimes innocentes du crime organisé et trafic du drogue le plus souvent. Crim’HALT enquête depuis 2 ans et ne cesse de recenser de nouvelles victimes. Pour elles et leurs familles, c’est la double peine : la mort, puis le déni de justice. Parfois la triple peine quand s’ajoute la rumeur… Cela ne peut pas continuer ainsi. Il faut défendre de manière adaptée la mémoire des victimes qui ne participent pas au trafic. Les sortir de l’oubli inverse le rapport de force avec la criminalité. Cette dernière est si forte qu’elle tue et c’est toujours cette histoire-là que les médias racontent. Défendre les victimes innocentes au quotidien permet d’impliquer les habitants dans une lutte citoyenne proactive contre le crime organisé. Le citoyen est remis au centre du jeu et peut faire reculer la violence. Concrètement, en parallèle de la dépénalisation des drogues, il s’agit de créer un statut de victime du crime organisé qui permet à la famille de se reconstruire et de bénéficier d’aides qui seraient financées par les confiscations.
Quand on vous parlait de cercle vertueux…
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