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«Fabriquer une femme» de Marie Darrieussecq: portrait d’une génération désenchantée

Le nouveau livre de Marie Darrieussecq (POL, 2024) raconte l’entrée dans la vie adulte de deux amies adolescentes, Solange et Rose


«Fabriquer une femme» de Marie Darrieussecq: portrait d’une génération désenchantée
Portrait de Marie Darrieussecq © Charles Freger/P.O.L

Et dire que notre chroniqueuse s’était lancée dans la lecture du dernier roman de Marie Darrieussecq dans l’intention d’en dire du mal


Mon libraire m’alpague, il me fait l’article, assuré et le verbe haut. Dithyrambique, il me conseille la lecture de Fabriquer une femme, roman d’apprentissage écrit par Marie Darrieussecq.  Dans cet opus, objet de son dernier « coup de cœur », on retrouve les jeunes filles du village de Clèves. Il précise : « Le retour des personnages, c’est un procédé à la Balzac » et il envoie le pitch : Marie Darrieussecq raconte la vie des deux amies ; on les suit de leurs quinze ans à la maturité.

Quand on ne résiste pas à l’appel de la nostalgie

Et le bateleur de poursuivre son exposé : « Dans la première partie, l’écrivaine traite des souvenirs gardés de cette époque par la sage Rose devenue psychologue et désormais mariée à son amour de jeunesse. » Il ajoute qu’on a ensuite la version « selon Solange » de la même période(comme on le dirait pour un Évangile) puis continue à réciter, impitoyable : « Darrieussecq braque alors son projecteur sur l’impulsive Solange, actrice de seconde zone copieusement malmenée par la vie. » La dernière partie, promet-il, « réunit à Los Angeles les amies et leurs familles pour assister à la très mondaine avant-première du film réalisé par l’ex-amant de Solange. » Je résiste toujours aux assauts du bonimenteur.

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« Fabriquer une femme, n’est pas seulement un roman initiatique », insiste le placier. « On y brosse aussi le portrait de la jeunesse des années Mitterrand ».  Là, je suis faite ; la nostalgie est une vraie glue. Et si Darrieussecq avait vraiment réussi à la ressusciter, cette jeunesse ? Retrouverait-on, dans ce livre, le temps des cortèges contre la loi Devaquet ; le temps où on faisait le planton devant les cabines téléphoniques ; celui de la chute du mur de Berlin et de l’avènement de l’Eurostar ? On nous la rendrait donc, la génération qui écoutait du rock, découvrait les Rita Mitsouko et se pâmait devant les yeux vairons de Bowie ? On relirait L’Amant et on irait au ciné voir L’insoutenable légèreté de l’être ? Qu’on me la rende, ma « génération désenchantée ! » J’ai le Darrieussecq en mains ; le libraire pérore toujours. Un brin paranoïaque, je me demande s’il ne me provoque pas : « c’est un roman d’avant #MeToo et conduisant à #MeToo » ; son « autrice » et « féministe ardente » l’a qualifié de « roman de l’hétérosexualité ». « Les destinées de ces deux femmes sont inexorablement liées par leur genre et leur désir de rester libres et vivantes dans un monde patriarcal ».  J’ai alors le « coup de cœur du libraire » sous le bras ; cochon qui s’en dédit. Le spécialiste en profite pour me donner le coup de grâce : « Fabriquer une femme, est un récit au sein duquel les violences sexuelles sont nombreuses et avancent parfois cachées ; d’une agression dans le métro au viol par un partenaire ou encore aux abus d’un réalisateur. »

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Comme je déteste le néo-féminisme vindicatif et castrateur, j’ai préféré sursoir à la lecture d’un roman que je craignais militant et continué à pester sur ce qui se publie de nos jours. J’ai fini par me décider à lire Fabriquer une femme, mais c’était, je l’avoue, dans la perspective de dauber. Je jubilais à l’idée d’exposer combien le jugement exprimé par Flaubert en 1854, dans l’une de ses dernières lettres à Louise Colet était plus que jamais d’actualité: « Ne sens-tu pas que tout se dissout maintenant par le relâchement, par l’élément humide, par les larmes, par le bavardage, par le laitage ? La littérature contemporaine est noyée dans les règles de femme. »  Le roman lu, me voilà Gros-Jean comme devant ; pas grand-chose à casser et force m’est de le reconnaître, j’ai passé un bon moment. L’époque mitterrandienne est très bien rendue et l’auteur ne tombe pas dans le travers d’un militantisme néo-féministe enragé ; c’est plaisant à lire. Darrieussecq juxtapose, comme si elle les collait les uns à la suite des autres, de petits paragraphes qui reproduisent précisément les instants saillants d’une tranche de vie révolue. Son écriture resserrée et précise agit comme un révélateur: elle rend visible tout ce qui n’était plus qu’image latente ; l’ambiance, le sentiment ou l’impression d’autrefois surgissent alors, palpables. Ici, on sent la solitude étudiante que connut Rose: « Très vite, Rose avait détesté la fac de Talence, ces grands ensembles jaune et marron, ces salles orange et blanc, ces coursives trop longues où personne ne rencontrait personne, ces pelouses desséchées. Et surtout l’éloignement, le bus G qui s’enfonçait dans les bouchons avec une lenteur suppliciante et le soir, après le même retour poussif vers la ville, la tête creusée de concepts difficiles, les yeux et les sens creusés par le manque des forêts et des rivières, elle rallumait sa télé. » Ailleurs, Solange se remémore la façon dont elle ressentait son ventre d’enfant-gestante habité par une vie qu’elle n’avait pas désirée: « Un ventre pointu, bossu, avec une ligne poilue jusqu’au nombril. Immonde. » ; desabdominaux qui « font des rainures, des membranes, des ailes de ptérodactyles qui cachent un énorme reptile. »

Les eaux troubles des lendemains

Quant aux personnages, ils touchent parce qu’ils ont les préoccupations et les interrogations de tout le monde. Comment apprivoiser le sexe ? Faut-il vivre en couple et fonder une famille ; rester libre ? Choisir la sécurité ou prendre des risques ? Comment tromper la mort et la maladie ? Et surtout, ça veut dire quoi « réussir sa vie » ? Et puis, il y des hommes, dans ce roman, et ils se prennent la vie dans la tronche aussi bien que les femmes, la parité est respectée et c’est tendrement vu. Ainsi, Christian, l’amoureux de Rose est rentré dans la vie active, il a alors troqué la poésie contre l’immobilier et taquine la bouteille de Ricard. Rose le retrouve sur un quai de gare, ils ne se sont pas vus depuis longtemps : « Ses yeux avaient glissé sur ce petit costaud appuyé au mur. C’était lui, fumant avec ce geste toujours sexy, ses lèvres toujours bien dessinées, mais encadrées de joues épaisses. » On a aussi l’incontournable blaireau, dans ce roman; celui qu’on connait tous, impeccablement croqué. Il plastronne derrière le comptoir de son bar, fume des pétards, dispense des harangues libertaires et se prend pour un chaman. La relation de sa prestation amoureuse est savoureuse. Rose couche avec Marcos : « C’est bizarre les hommes. Ce grand type sur elle qui s’agite, trop fort, trop vite. C’est à la fois absurde et excitant, mais ça ne lui procure qu’un inconfort râpeux. Surtout quand il la retourne et qu’il accélère en lui tirant les cheveux, hé ! oh pardon, contorsions, ils se réinstallent comme avant (…) Tout à coup il crie : « C’est pour toi, c’est pour toi ! »

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C’est l’écriture qui fait le roman. De celle de Darrieussecq, Laurent Chalumeau dit, justement, dans l’émission « Le Masque et la Plume », en date du 12 février: « Il y a un peu de phrases métalliques à la Houellebecq, un peu d’écriture plate à la Ernaux, un peu de néo-naturalisme à la Nicolas Mathieu, sans que ça fasse Frankenstein. » On y trouve aussi la petite pointe de Duras qui va bien. On passe un bon moment, rien de plus; mais rien de moins et c’est déjà pas mal. On a décidé de poursuivre la balade avec Souchon.

Tu la voyais pas comme ça l’histoire
Toi t’étais tempête et rochers noirs
Mais qui t’a cassé ta boule de cristal
Cassé tes envies rendu banal
T’es moche en moustache en laides sandales
T’es cloche en bancal petit caporal
De centre commercial…

Fabriquer une femme

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est professeur de Lettres modernes

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