Le grand reporter de Charlie Hebdo, Fabrice Nicolino, a vécu la tuerie du 7 janvier 2015. Blessé et traumatisé par le choc, il poursuit néanmoins son métier aux côtés de Riss et de la nouvelle équipe du magazine. De la controverse avec Médiapart au déclin de l’humour noir, Nicolino explore tous les sujets capitaux, sans oublier son thème de prédilection: la crise écologique mondiale. Entretien.
Causeur. C’est comment, de travailler à Charlie aujourd’hui, trois ans près l’attentat qui a tué Charb, Cabu, Tignous, Wolinski et tous les autres ? Vous êtes devenu un symbole, n’est-ce pas un peu lourd à porter ?
Fabrice Nicolino. On ressent bien sûr un certain poids, mais quel moyen aurions-nous de ne pas assumer ce rôle-là ? Nous sommes désormais un symbole national, presque un symbole de la République, en tout cas de la liberté. Le costume est peut-être un peu large pour nous, car nous ne sommes jamais qu’une équipe de branleurs, mais c’est notre destin.
Justement, comment vivez-vous ce destin qui n’était pas la vocation initiale de Charlie ?
Dès lors que tout le monde se revendique de Charlie, notre journal et son image nous ont échappé. Ça paraît idiot de le dire, mais ce qui a surtout changé les choses, c’est que presque toute l’équipe est morte. Il y avait les pionniers du Charlie de 1970 comme Wolinski ou Cabu, qui étaient vraiment les grands ancêtres du journal, mais aussi Charb, une personne très marquante qui avait pris les rênes du journal avec Riss après le départ de Philippe Val. Après l’attentat, des survivants (Luz, Patrick Pelloux, Catherine Meurisse…) sont partis, tandis que d’autres auteurs sont peu à peu arrivés. Mais nous ne ne nous mentons pas : on a réinventé quelque chose de bringuebalant ! Les gens ne se précipitent pas pour travailler à Charlie, certains signent avec peine et sous pseudonyme, ça crée un climat assez spécial…
Dans ce climat pesant, regrettez-vous le Charlie d’avant l’attentat ?
Il ne faut pas trop délirer sur les périodes passées. On entend beaucoup de gens faire des comparaisons hasardeuses avec le Charlie d’auparavant, qu’ils ne lisaient pas davantage que le Charlie d’aujourd’hui. La dernière année avant l’attentat fut extraordinairement difficile. Les lecteurs n’étaient plus au rendez-vous. Pour continuer, ne serait-ce que quelques mois, on avait dû lancer un appel aux lecteurs. On était en plein mendigotage ! Après le 7 janvier, les ventes du premier numéro postattentat ont battu tous les records. On s’est dit que les recettes allaient nous permettre de tenir plusieurs mois.
Économiquement, le plus dur est sans doute derrière vous. C’est ailleurs que le bât blesse : dans la vie quotidienne, pour des raisons de sécurité évidentes, la simple prise de contact avec les auteurs de Charlie ne se passe plus normalement.
Notre façon de vivre et de travailler a totalement changé. Nos nouvelles conditions de sécurité nous privent de quantité de choses que nous aimions. Sortir sans réfléchir, traîner avec des amis dans un bar, rencontrer certaines personnes. On ne peut pas réellement transmettre cela, il faut y être. Tout ce qui est extérieur est désormais problématique. Le lieu où l’on travaille est tenu secret, avec beaucoup de portes et de sas ultrasécurisés à franchir, une présence policière impressionnante, de la sécurité privée, etc. Du coup, la rédaction est devenue un lieu assez déserté. On ne peut d’ailleurs plus vraiment parler de rédaction en tant que telle, c’est-à-dire d’un lieu où les gens se réuniraient et échangeraient, où des copains ou des gens extérieurs pourraient passer. On n’a pas grande envie d’y aller ou d’y être.
La une de Charlie Hebdo daté du 3 janvier 2018 pic.twitter.com/l2eObmtjw3
— Valentin (@tinoval72) 2 janvier 2018
Et on le comprend ! Mais vous continuez pourtant à prendre des risques, notamment en brocardant les islamistes. Toute la rédaction de Charlie soutient-elle le droit au blasphème, y compris contre l’islam ?
À Charlie, on est en désaccord sur bien des choses, mais il y a un accord de principe très puissant autour de l’idée que l’islamisme est un totalitarisme. On s’accorde tous sur le droit de blasphémer, de se proclamer athée, de défendre la liberté contre tout et, en particulier, contre l’islamisme.
« On assiste à la disparition du second degré qui faisait partie du paysage français. »
C’est une sorte de pied-de-nez aux frères Kouachi. Après l’attentat, avez-vous cependant envisagé de fermer boutique ? Cela aurait été humain…
Je ne crois pas que la question se soit véritablement posée. D’abord, on est très sensibles les uns les autres à ce qu’on doit aux morts et aux victimes de toute cette histoire. Baisser les bras nous a peut-être traversé l’esprit, mais est-ce qu’on pouvait décemment, en face d’une menace proférée par des tueurs, décider d’arrêter ? C’est difficile de continuer à se marrer, mais on le fait, y compris de ce qui nous est arrivé. Même si ce n’est plus le même rire.
Sans même parler des islamistes, certains s’étaient offusqués d’un dessin de Riss sur le petit Aylan. L’époque est-elle encore disposée au mauvais esprit, à la provocation, à l’humour noir ?
Non, hélas, on assiste à la disparition du second degré, qui faisait partie du paysage français. Il y a trente ans, tout le monde comprenait – sans nécessairement l’apprécier – ce fameux second degré. C’est une affaire de cycles. Aujourd’hui, Desproges qui arriverait sur scène en disant : « On me dit que des juifs se sont glissés dans la salle… » prendrait des vestes monumentales, se ferait insulter ou poursuivre en justice. Quand Riss s’est moqué d’Aylan, le petit Kurde échoué sur une plage dont la photo a prétendument indigné la moitié de la planète, il s’est fait traiter de salaud. Alors même qu’il s’agissait d’un dessin profondément moral.
Edwy Plenel l’a, de son côté, traité de raciste à cause d’autres dessins. L’embrouille entre Charlie et Mediapart témoigne-t-elle d’une fracture irréductible à gauche ?
Sans doute. Nous avons rigolé, comme on le fait si souvent, d’une manière désagréable pour Plenel. Mais nous l’avons fait pour une raison évidente : monsieur-je-sais-tout ne savait rien à propos de Ramadan. Il y avait bien une dimension risible. Le problème véritable est venu de Plenel, tellement dépourvu d’humour qu’il ne s’est pas contenté de piquer sa petite crise. Il a convoqué l’humanité entière au chevet de son ego, enchaînant sur des trucs monstrueux : se comparer à Manouchian, héros de la lutte antinazie, c’est se couvrir de honte et de ridicule ! Pire, en osant parler de « guerre aux musulmans », il donne presque quitus aux djihadistes ! C’est lamentable et vil. Dans l’esprit d’un islamiste, quand Plenel dit que Charlie est en guerre contre les musulmans, cela signifie que ses auteurs méritent le pire des châtiments… Au fond, le délire de Plenel qui nous dit islamophobes – alors que nous combattons l’islamisme et non les musulmans – montre qu’une grande partie de la gauche française n’a jamais purgé son stalinisme, autrement dit son totalitarisme.
C’est-à-dire ?
Ancien trotskiste, Plenel a offert pendant deux ans une tribune télévisée sur le site de Mediapart à cette ordure maoïste et prokhmer rouge d’Alain Badiou ! Face à des expériences aussi désastreuses que le Venezuela, où sont employées des méthodes de répression staliniennes, une certaine gauche délaisse le réel et s’inquiète de ce qu’on en dit. Et c’est bel et bien une lourde tradition politique. La réalité gêne ? Eh bien, reconstruisons à côté un discours qui la remplacera. C’est une attitude digne des cauchemars orwelliens.
Dans 1984, le sens des mots est retourné : la guerre, c’est la paix, la servitude, la liberté… Malgré la manifestation monstre du 11 janvier 2015, aimons-nous tellement cette liberté que nous prétendions défendre ?
Le 11 janvier, bien qu’à l’hôpital dans un sale état, j’ai été très heureux de ce sursaut qui est le signe de quelque chose de vrai et de profond dans la société française. Néanmoins, est-ce qu’on aime la liberté ? Dans un monde où un milliard d’humains balancent une partie de leur intimité et de leurs secrets sur Facebook, on peut se poser la question…
Je ne sais pas expliquer pourquoi des jeunes de banlieue élevés en France se mettent à délirer
D’autres excommunient leurs adversaires pour délit d’opinion. À quoi attribuez-vous la brutalisation du débat public ?
Les sociétés humaines sont confrontées à des défis si gigantesques qu’ils semblent insolubles. Autrefois, les choses étaient limpides : il y avait un système capitaliste et des opposants à ce système. Les réponses de gauche, aussi fantasmatiques qu’elles aient été, offraient un espoir. Il y a encore trente-cinq ans, le Parti socialiste affirmait sa volonté de rompre avec le capitalisme ! Il est frappant de voir comment la mythologie de la classe ouvrière – avec ses espérances messianiques et révolutionnaires – a complètement volé en éclats. Sans que quiconque ne tente d’expliquer pourquoi elle a si longtemps tenu l’édifice ni pourquoi elle a été abandonnée. C’est l’une des raisons pour lesquelles une partie de la gauche semble avoir reporté ses espoirs sur les musulmans. Dans cette conception de la politique, il faut pouvoir s’appuyer sur un sujet social tragique, qui justifie en retour de belles envolées.
Choyée par une certaine gauche, une partie des musulmans, pas toujours défavorisés, bascule dans le radicalisme. Comment l’expliquez-vous ?
Je ne sais pas expliquer pourquoi des jeunes de banlieue élevés en France se mettent à délirer. Parmi les tueurs du Bataclan, il y avait un jeune conducteur de bus de la RATP en CDI. Il n’avait jamais entendu parler de religion et, en trois mois, il s’est radicalisé sur internet, est parti en Syrie, puis en est revenu. On l’a décrit tirant sur les victimes du Bataclan tout en discutant et rigolant avec ses voisins. Pour moi, c’est une énigme totale.
Mais, plus globalement, je vois un monde dévoré par le retour à des identités fantasmagoriques : Trump en Amérique, Modi en Inde, le Parti communiste chinois, Duterte aux Philippines, certains courants extrémistes en Israël, etc. Ces réactions de repli s’expliquent par une angoisse latente colossale. Beaucoup de gens comprennent qu’une crise mondiale profondément menaçante couve.
À quel genre de crise pensez-vous ?
La crise écologique planétaire, évidemment ! Pour la première fois depuis Homo habilis, l’Homme est face à un mur physique infranchissable. Les formes vivantes, les écosystèmes, attaqués de plein fouet par l’industrialisation du monde, marquent une limite et le choc, de nature anthropologique, est terrible. Qu’est-ce que l’Homme au juste, quels sont ses droits, mais aussi ses devoirs par rapport à ces impensés radicaux que sont le climat ou la chute démentielle de la biodiversité ? Tous les biologistes admettent qu’on vit la sixième grande crise d’extinction des espèces, à un rythme beaucoup plus rapide que la précédente – la disparition des dinosaures, il y a 65 millions d’années ! Quant au climat, sa relative stabilité depuis 12 000 ans, forme de bénévolence, a permis l’émergence des sociétés historiques, notamment des civilisations antiques.
Si la question écologique a l’importance que vous dites, ne noyez-vous pas le poisson islamiste ?
Mais tout est lié ! Le dérèglement climatique est la mère de toutes les batailles tant il menace les sociétés humaines de dislocation. Ainsi, alors que la France est confrontée à la question des migrations, de nombreuses études sérieuses concordent sur un point : dans le courant du siècle, le réchauffement va probablement rendre inhabitable une bande de terre du Maroc à l’Iran où vivent 550 millions de personnes. Dans cette région déjà fortement chaotique, les températures diurnes dépasseront sans doute les 50 degrés, et les températures nocturnes ne descendront plus en dessous des 30 degrés. Où iront tous les gens menacés de perdre leur habitat ? Évidemment vers l’Europe.
Rares sont les journalistes qui ont l’écologie aussi chevillée au corps. Ne vous sentez-vous pas isolé ?
Si. La plupart de ceux qu’on appelle intellectuels pensent dans un cadre – le fameux paradigme – forclos : celui né après la révolution industrielle et les révolutions démocratiques. En deux mots, celui du Progrès, fantasmé comme une alliance parfaite entre la raison, la science et les techniques. Et censé apporter, outre le bonheur pour tous, des solutions à tous les problèmes qui se posent. Or, depuis la révolution industrielle, on a vu s’accélérer un découplage radical entre les moyens techniques et matériels mis à la disposition des humains et ce que sont réellement ces derniers. L’esprit humain reste le même avec des moyens matériels et techniques qui le dépassent de cent coudées. Le temps millisecondé d’internet est-il le temps de la démocratie ? Non. La démocratie, telle que je l’ai toujours entendue et comprise, c’est l’école de la lenteur : un temps long, compliqué pour échanger, s’engueuler et délibérer. Internet, c’est au contraire l’instantanéité.
Opposé à la religion du Progrès, vous considérez-vous toujours comme un homme de gauche ?
Non, même si je viens de la gauche. Depuis plus d’un siècle, le marxisme s’est imposé à gauche alors qu’il y avait d’autres visions possibles de l’avenir de l’Homme. Je me reconnais notamment dans Charles Fourier, avec toute la folie qui était celle de cet utopiste, et dans l’anarchiste Élisée Reclus, qui a vécu à la jonction des xixe et xxe siècles. Bref, je suis clairement pour une révolution sociale et écologique planétaire.