Si la littérature sert à se moquer du monde, alors celle de Fabrice Châtelain s’impose ! Dans son nouveau roman, Le Mâle du siècle, l’auteur du déjà remarqué En haut de l’affiche nous raconte comment néoféminisme et virilisme grimacent de concert. Hautement réjouissant.
Comme Dante au début de La Divine comédie, Rémy Potier, se retrouve dans une forêt obscure. Après un voyage raté en Amazonie, Charlotte, sa compagne, avocate en vue et très « citoyenne du monde », a décrété que ce n’était pas « un vrai mec » et l’a quitté pour un rustre. À la banque où il travaille, son patron ne cesse de l’humilier. Avec Paulo et Michel, Rémy décide de remonter la pente en créant « le Cercle des mâles disparus » afin d’aider les vaincus de leur genre à redevenir de vrais durs à l’image des Gabin, Ventura et Delon d’antan, leurs idoles. Mais peut-on vraiment changer d’époque ?
Un délire mascu ?
Dans ce roman drolatique, qui tient autant d’Extension du domaine de la lutte de Michel Houellebecq que de L’Homme surnuméraire de Patrice Jean et dont il serait le neveu au niveau, Fabrice Châtelain se plonge avec délice dans le barnum de l’époque, ses délires néo-féministes et masculinistes, ses religiosités aberrantes, ses radicalités progressistes aux conséquences régressives, ses impasses moralisantes qui finissent par rendre fou – et cela à travers un récit rondement mené qui fait tilt à chaque page. Certes, il faut être au courant de son siècle pour savourer tous les détails de cette satire (les filles qui disent qu’elles « s’en battent les couilles », la nouvelle « féminité sacrée », les moon mother, le transcendantal à la con, le marché des coach et même les Tickotkeurs associés ironiquement au sida – « mental » ?), mais si l’on en est et que l’on s’y intéresse (ce qui n’est pas toujours le cas, tant de gens passant par mépris, paresse ou ignorance, à côté de leur époque et du coup sont incapables de comprendre la littérature qui la décrit), l’amusement est constant, tout comme l’intelligence du propos. Il est vrai que l’auteur a le sens des phrases méchantes :
« Elle ne lui reprochait jamais directement de ne pas être assez cultivé, mais n’hésitait jamais à le brocarder dès qu’il commettait une bourde dans une conversation. Curieusement, le fait qu’Anastasio [le premier « rival » de Rémi] soit totalement inculte, voire analphabète, ne lui posait aucun problème. Il pouvait tout se permettre, car c’était un “vrai mec“, lui. »
Culture ! Distinction ! Que de crimes on commet en ton nom ! Tel est le grand problème de tous ces gens, et l’autre sujet du Mâle, soient les modes supérieurs par lesquels chacun d’entre nous tente d’exister à sa façon – et même s’il y a des ratés comme lorsque Charlotte se rend à une expo ou au cinéma « avec un enthousiasme relatif, de la même façon qu’on remplit une tâche dont on doit s’acquitter » et en revient souvent déçue avec le sentiment d’être coupable car n’ayant pas « ressenti les mêmes émotions que les critiques dont elle avait lu les articles élogieux. »
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Le pire, c’est quand le beauf inculte « l’emporte » sur l’intello – comme dans cette scène où Paulo mystifie Charlotte « niveau rhétorique » parce qu’elle ne se souvient pas d’une phrase de la page 559 de Guerre et paix (!!) alors que lui se souvient très bien de la demi-finale France-Croatie de 1998. Ce qui n’empêche pas Charlotte de se retrouver bientôt avec son propre footeux qu’elle suit amoureusement au stade avec ses potes hurleurs pour un match d’anthologie en lequel elle tente de voir une sorte de fête antique (avec des odeurs de merguez, certes) et comme l’attestent les pages de son journal intime, à la fois drôles, candides, émouvantes et parmi les plus réussies du livre, Châtelain se révélant grand connaisseur de l’âme féminine forcément bovariste.
Guerre des sexes, des classes, des époques, des générations (« Si j’étais un dictateur, je déporterais tous les jeunes de 14 à 27 ans, je les mettrais dans un camp de rééducation et ne laisserais ressortir que les moins cons », déclare un moment Rémi très remonté) – et des fantasmes.
Antilibéral sans le savoir
C’est précisément ce télescopage des temps qui fait le grand charme de ce livre qu’un Nicolas Bedos pourrait adapter – roman du réel, s’il en est, mais où l’imaginaire cinématographique s’invite, un peu comme le fantôme d’Humphrey Bogart dans Tombe les filles et tais-toi de Woody Allen. On aime ce personnage de cadre moyen, houellebecquien en diable, « antilibéral sans le savoir », conscient de ne pas tout comprendre de ce monde (« Il entrevoyait les limites de son système de pensée »), n’en revenant pas qu’un jour une femme aussi classe que Charlotte l’ait embrassé dans le couloir, lui, le « grouillot de service », et qui se met, tel Walter Mitty, à rêver sa vie à travers les émissions du moment (hilarant pastiche de L’Heure des pros) et tente de s’en sortir en endossant la peau d’un personnage de cinéma des années soixante (Le Clan des Siciliens) puis des années trente (La Belle équipe). Une Rose pourpre du Caire à l’envers, en somme, où il s’agirait non pas de sortir d’un film mais d’y rentrer – au risque d’y perdre la raison. Car vivre dans le passé, la nostalgie et le « garanti 100 % guinguette d’antan » n’est pas un projet social sérieux. Gueules d’amour à la remorque.
Et c’est pourquoi, bien plus qu’un roman CNews, Le Mâle est un roman qui marque l’ambivalence du spectacle, la symétrie des délires, l’imbécilité néo-féministe contre l’idiotie masculiniste – même si, et l’auteur semble aller dans ce sens, la seconde n’est que la conséquence de la première. Comme toujours, c’est le progressisme qui provoque le populisme, c’est l’activisme insensé des modernes qui suscite le réactif, sinon le régressif, c’est le gauchisme culturel qui crétinise tout ce qu’il touche et fait qu’à la fin, la farce devient tragique. Comme tous les vrais romanciers, Fabrice Chatelain se révèle moraliste. Il faut désormais compter avec lui.
Le mâle du siècle, Fabrice Châtelain, Intervalles (2023), 256 pages.
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