À la différence des pays voisins plus métissés, l’Argentine se targue depuis toujours d’être composée de descendants d’Européens. Mais le pays est aujourd’hui prié, lui aussi, d’expier ses péchés envers sa population noire…
Dès leur atterrissage à Buenos Aires, cela saute aux yeux des Européens, surtout s’ils ont commencé leur voyage dans une ville “diverse” comme Paris ou Londres: il n’y a que des Blancs dans la capitale argentine ! La première impression est la bonne, pourvu que l’on reste dans Buenos Aires intra-muros, ceinturé par son périphérique, l’avenue General Paz.
Étonnement qui peut paraître logique pour le voyageur qui a passé une éternité dans un avion en direction de la partie la plus méridionale de l’Amérique du Sud et qui croyait y trouver un environnement plus foncé. Le voyageur d’un certain âge aura la sensation de revenir dans une grande ville européenne avant que celle-ci ne soit rendue méconnaissable par l’immigration provenant du tiers-monde.
Retour vers le passé
Notre voyageur pourrait ressentir un sentiment de malaise à se rendre compte de la ‘blanchité’ de Buenos Aires non seulement, mais aussi de grandes villes de province comme Rosario. C’est qu’à force de se faire rebattre ses oreilles avec son péché originel, l’homme blanc européen hésite à s’avouer soulagé de ce retour vers un passé où son remplacement était encore inimaginable.
Complexe dont ne souffrent pas les Argentins, en général plutôt contents de leur propre modèle de multiculturalisme, bien que des chercheurs traitent les pères fondateurs de la nation d’affreux racistes, obsédés par la volonté de faire de l’Argentine une copie, en mieux, de l’Europe. Et qui, pour ce faire, auraient tenté d’éradiquer toute trace de la population noire des rives du Río de la Plata.
Le chercheur et activiste noir argentin Alí Delgado affirmait récemment dans une interview au journal britannique The Guardian : “Les Argentins doivent comprendre que leurs dirigeants se comportèrent d’une façon tout ce qu’il y a de plus raciste envers la population africaine. Les dirigeants du dix-neuvième siècle inventèrent le mythe de la nation blanche. Mais nous sommes non seulement un pays raciste, mais aussi très afro.” Son collègue Patricia Gomes se plaignait dans le même journal: “Nos dirigeants aiment fanfaronner à l’étranger de notre soi-disant société harmonieuse composée de plusieurs cultures européennes. Un pays sans problèmes entre les races, car il n’y aurait quasiment que des Blancs.”
Cet été, le président argentin Alberto Fernandez prouvait que la chercheuse n’avait pas tort. Pour rappeler les liens étroits avec l’Europe, le péroniste Fernandez citait, croyait-il, l’auteur mexicain Octavio Paz: “Les Mexicains descendent des Aztèques, les Péruviens des Incas, les Brésiliens de la jungle et les Argentins des bateaux.” Cependant, ce n’était pas Octavio Paz qui avait fait l’allusion douteuse aux Brésiliens, mais le chanteur de rock argentin Litto Nebbia. Devant le torrent d’accusations de racisme, Fernandez offrit ses excuses et assura que la population indigène et “d’autres groupes” avaient eux-aussi contribué au développement de l’Argentine.
Que sont devenus les Noirs ?
Selon Uki Goñi, correspondant du Guardian en Argentine, entre les seizième et dix-neuvième siècles, environ 200 000 Africains furent transportés vers les rives du Plata. À la proclamation de l’indépendance argentine, en 1816, environ 30% de la population de Buenos Aires était noire. Que sont-ils devenus? Les explications, pas toujours convaincantes, ne manquent pas: les Noirs seraient moins résistants contre les ravages de la fièvre jaune, ils se seraient mélangés avec les indiens, morts massivement comme chair de canon de seigneurs de guerre pendant les guerres civiles, tombés dans la lutte d’indépendance contre les Espagnols et la guerre contre le Paraguay entre 1864 et 1870.
Tandis que la population noire s’amenuisait, l’arrivée d’Européens s’accéléra à une vitesse vertigineuse: entre 1850 et 1950, plus de sept millions d’immigrés débarquèrent dans le pays immense et vide, principalement des Italiens et des Espagnols, mais également des Français, Allemands, Russes, Scandinaves et des Juifs de l’Est de l’Europe, attirés par les promesses de liberté de culte et de citoyenneté complètes dans leur nouvelle patrie. Beaucoup s’en retournèrent en Europe, mais cette immigration continue d’assurer que l’Argentine reste l’exception blanche en Amérique du Sud. L’écrivain argentin Jorge Luis Borges considérait ses compatriotes comme des ‘Européens en exil’. En 2018, le président argentin d’alors, Mauricio Macri, fils d’un immigrant italien devenu un richissime entrepreneur, assurait devant le Forum Économique Mondial de Davos: “Nous descendons tous d’Européens.”
Ce martèlement d’un cliché usé jusqu’à la corde sert-il à rassurer les Argentins de leur dignité dans un pays que le monde ne prend pas au sérieux ? Ainsi, une femme d’un certain âge nous confia en 2018 pendant qu’elle jetait un regard méprisant vers des touristes brésiliens en tongs et T-shirts dans une des principales rues commerciales de Buenos Aires: “Nous, Monsieur, nous sommes des Européens.” C’est-à-dire : non pas de vulgaires sud-américains.
À la question de savoir quel était pour elle le meilleur épisode dans l’histoire de son pays marqué de crises en tous genres, elle avança sans hésiter la première époque péroniste (1946-1955). Difficile pour elle d’en garder un souvenir, au mieux elle aurait été enfant pendant les années cinquante. Mais le mythe des années d’or de Juan et d’Eva Perón reste tenace. Juan Perón n’était pourtant pas d’origine européenne ‘pure’, sa mère étant métisse, descendante des premiers habitants de la pampa. Les parents d’Evita, enfant ‘illégitime’, descendaient directement d’Espagnols. Juan Perón encourageait lui-aussi l’immigration européenne, du Nord, s’entend, en accueillant notamment des nazis en fuite. « Nous n’avons plus besoin de garçons de café napolitains… » [1]
Quel contraste avec son épouse Evita, championne des cabecitas negras, petites têtes noires, la grande masse populaire en dehors des villes. On y rencontre ce mélange des indiens, des Noirs et d’autres citoyens dont la couleur de peau trouble l’image que l’Argentine officielle veut projeter au monde. Masse populaire traditionnellement acquise au péronisme, courant qui reste cependant minoritaire dans les quartiers des classes moyennes ou supérieures des grandes villes. Leurs habitants ont parfois tendance à mépriser, où à craindre, les banlieusards à la peau foncée. Condescendance qui vaut aussi pour les indiens ou les noirs des pays limitrophes comme le Paraguay ou le Brésil. L’ Uruguay, peuplé lui aussi majoritairement de descendants d’immigrés européens, fait exception. Mais les Uruguayens se montrent méfiants vers l’instable pays frère, jugé arrogant et soupçonné de visions annexionnistes.
Un complexe de supériorité nationale
Le variant argentin de Black Lives Matter espère battre des brèches dans la supposée suffisance argentine, mais méconnaît les acquis du melting pot argentin dans lequel non seulement des Européens de tous les pays, mais aussi des Juifs et des Arabes se sont dissolus dans difficultés.
La guerre des Malouines de 1982, piteusement perdue contre les Britanniques, avait sévèrement endommagée le complexe de supériorité des Argentins. La junte militaire espérait compter sur la solidarité latino-américaine contre les « impérialistes » venus de la Grande-Bretagne qui ont cependant, tout comme la France, beaucoup contribué au développement économique et culturel argentin [2]. Mais les autres pays du continent préféraient ignorer les suppliques de ceux qui les avaient toujours méprisés. Peu après la défaite, un jeune Argentin m’assura que son pays devrait être géré par de véritables Européens, des technocrates qui devraient être contractés à cet effet ! L’Argentine ne pourrait connaître l’avenir radieux – toujours pronostiqué, jamais réalisé que si le pays était pris en main par ces intérimaires de haut vol.
Les Argentins, aussi fiers qu’incertains de leur identité, méritent peut-être aussi des compliments. Malgré les catastrophes économiques et politiques, le drame des disparus, l’exode des forces vives, l’Argentine reste sans égale en Amérique du Sud. Aucune ville ne peut se mesurer à Buenos Aires sur les plans de l’urbanisme, marqué par le style haussmannien, et de la culture. Les touristes européens peuvent de prime abord préférer le charme facile et tropical de Rio de Janeiro, ils s’y lasseront vite s’ils cherchent autre chose que sea, sex and sun. À Buenos Aires, on peut encore bouquiner jusqu’à tard dans la nuit comme au Quartier latin parisien avant l’invasion des géants du luxe et du fast food. Le public dans les restaurants, librairies, brasseries, cafés, cinémas et autres salles de spectacle rappelle au visiteur européen que la diversité tant vantée chez nous a épargné Buenos Aires. Bien que durement frappée par la crise du Covid-19, la capitale saura surmonter cette crise aussi, elle en a vu tant d’autres. Depuis le 1er novembre 2021, elle accueille de nouveau des visiteurs étrangers après une longue période de fermeture des frontières.
[1] L’Argentine, Pierre Kalfon paru dans la série Petite Planète, éditions du Seuil.
[2] L’intellectuel argentin moyen ne manquera jamais de citer des philosophes ou auteurs français dans ses articles, comme autant de gages de son propre savoir…
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