Il arrive que le génie soit un privilège qui se paie des souffrances morales d’une existence brève et chaotique : tel fut le cas d’Évariste Galois. Ce brillant esprit, mathématicien surdoué, nous a toujours fasciné, sans doute pour des raisons qui blessent notre susceptibilité : il est mort jeune, charmant, génial, exalté, courageusement et stupidement. Quoique ce dernier point ne nous paraisse nullement au-dessus de nos capacités, nous ne pouvons prétendre à remplir les autres conditions, toutes indispensables à un décès honorable.[access capability= »lire_inedits »]
Né en 1811, il succomba aux blessures reçues d’un duel, en 1832, dans des circonstances demeurées mystérieuses. Mais avant ce drame, il y eut l’affaire du banquet républicain, le 9 mai 1831. Donné par la Société des amis du peuple (dont le président s’appelait François-Vincent Raspail), au restaurant des Vendanges de Bourgogne, faubourg du Temple, pour célébrer l’acquittement de MM. Trélat, Cavaignac et Guinar, ce banquet créa une atmosphère de joie mêlée d’hostilité au gouvernement. Voici le récit que fait Dumas, témoin oculaire : « Une scène des plus animées se passait à quinze ou vingt couverts de moi. Un jeune homme, tenant de la même main son verre levé et un couteau-poignard ouvert, s’efforçait de se faire entendre. C’était Évariste Galois, lequel fut, depuis, tué en duel par Pescheux d’Herbinville. Évariste Galois avait vingt-trois ou vingt-quatre ans à peine à cette époque ; c’était un des plus ardents républicains. Le bruit était tel, que la cause de ce bruit était devenue incompréhensible. Ce que j’entrevoyais dans tout cela, c’est qu’il y avait menace ; que le nom de Louis-Philippe avait été prononcé – et ce couteau ouvert disait clairement à quelle intention. Cela dépassait de beaucoup la limite de mes opinions républicaines : je cédai à la pression de mon voisin […] et nous sautâmes, de l’appui de la fenêtre, dans le jardin. Je rentrai chez moi assez inquiet : il était évident que cette affaire aurait des suites. En effet, deux ou trois jours après, Évariste Galois fut arrêté. »[1. Alexandre Dumas, Mes mémoires]
L’époque était au soulèvement ; les jeunes gens se portaient en avant des émeutes. Dans les combats de rue, ils affrontaient la troupe armée. Certes, les mœurs étaient brutales ; par surcroît, les esprits, chauffés à blanc, regardaient comme insupportable l’issue politique des Trois Glorieuses (27, 28, 29 juillet 1830) : tant de morts pour que Louis-Philippe succédât à Charles X ! Paris du faubourg, des grandes écoles, de la bohème, était au désespoir. Galois, romantique doublé d’un géomètre, incarne tout à la fois une génération pressée et le destin fulgurant d’un individu d’exception, qui ne peut survivre durablement ni dans la banalité des jours, ni dans la cruauté du monde.
Donc, Alexandre Dumas s’effraya des suites qu’allait entraîner le scandale des Vendanges de Bourgogne ; par lui, nous apprenons que l’infortuné Galois fut traduit en justice et que son adversaire, dans le duel qui devait lui être fatal, se serait appelé (le conditionnel est nécessaire) Pescheux d’Herbinville.
Le 15 juin, c’est un jeune homme frêle, presque souffreteux, qui répond aux questions des juges, mais avec quel aplomb ! Dumas est dans la salle, et il rend compte d’une réplique cinglante d’Évariste : « Eh bien, je dirai que la marche du gouvernement peut faire supposer que Louis-Philippe trahira un jour, s’il n’a déjà trahi. »
Il est pourtant libéré, mais pour peu de temps : il est interpellé le 14 juillet, plus enfiévré que jamais, armé d’un fusil, de deux pistolets et d’un poignard ! Condamné, le 23 octobre1831, à six mois de prison, pour port illégal d’un uniforme d’artilleur de la Garde nationale, il est enfermé à Sainte-Pélagie, fourre-tout carcéral qu’avait fréquenté le marquis de Sade. Un quartier, nouvellement construit, venait d’être affecté aux politiques, ce qui en faisait alors le « Temple de la renommée », selon un mot de l’époque.
Dans la même prison que Nerval
On y trouve des faillis, de simples endettés, des savants, des artistes, et Gérard de Nerval, prince de la nuit. Il est arrivé ici un peu par hasard, après Évariste, en février 1832. Gérard Labrunie (son vrai patronyme) est un prisonnier paradoxal : « La prison m’était devenue si agréable que je demandai à rester jusqu’au lendemain. Mais il fallait partir. Je voulus du moins finir le dîner ; cela ne se pouvait pas. Je faillis donner le spectacle d’un prisonnier mis de force à la porte de la prison. » Nous avons la certitude qu’il y rencontra Évariste (il écrit son nom de famille avec deux l), par ces simples mots : « Il était cinq heures. L’un des convives me reconduisit jusqu’à la porte, et m’embrassa, me promettant de venir me voir en sortant de prison. Il avait, lui, deux ou trois mois à faire encore. C’était le malheureux Gallois, que je ne revis plus, car il fut tué en duel le lendemain de sa mise en liberté. »[2. François-Vincent Raspail, Lettres sur les prisons]
C’est à ce moment précis que nous retrouvons un autre prisonnier fameux, un homme des barricades et des sociétés secrètes, un juriste, un médecin, un chimiste, un hygiéniste, exercé au microscope, bref, un futur boulevard de nos villes : François-Vincent Raspail. Bouillant de caractère, débordant d’intelligence, héritier des Lumières, il personnifie l’engagement des savants du XIXe siècle, hantés par la question sociale. Dans l’univers de Sainte-Pélagie, Galois, de constitution délicate, est un égaré, un pur esprit.
On lui lance des défis, on l’entraîne à boire un mauvais alcool. Il veut faire l’homme, et il fait la bête : il s’enivre, vomit, sombre, sous les rires et les lazzi. Raspail lui vient en aide, l’entraîne à part : « Malheureux enfant ! Pour se sauver des pièges qui l’attendent à toutes les issues de sa belle carrière, il ne lui manque qu’un peu de méfiance ; mais la nature ne donne pas cette qualité ; on ne l’acquiert qu’à ses dépens, dans le commerce des hommes […] »[3. Gérard de Nerval, Mes prisons]
Une épidémie de choléra se déclare. Le directeur de Sainte-Pélagie ordonne, le 16 mars, le transfert du jeune homme dans une maison de santé, à Paris, où il pourra achever le temps de sa peine. Ensuite, les éléments d’un mystère tragique s’enchaînent, jusqu’au petit matin du 30 mai 1832. Il affronte, dans un duel au pistolet, soit Pescheux d’Herbinville, soit Ernest Duchâtel, soit les deux à la fois ! Pour quelle raison ? Un complot policier ? Une querelle d’amour déçu, dont l’objet serait une certaine Stéphanie ? On suggère aussi une mise en scène macabre : Galois, amoureux éconduit, citoyen découragé, mathématicien incompris, aurait provoqué sa mort, organisé son suicide, avec la complicité, peut-être inconsciente, de deux compagnons…
Dans la nuit qui précède son décès, il adresse à son ami Auguste Chevalier une manière de testament scientifique. Tout, dans cette missive, nous démontre que ce génie de vingt ans se précipite consciemment vers la mort. Il veut transmettre sa contribution radicale aux mathématiques, contre la négligence, voire la malveillance de ses pairs : il y démontre une lucidité absolue, il y résume son entreprise intellectuelle, qui porte sur la théorie des équations et sur les fonctions intégrales. Confiant à la postérité le soin de faire prospérer ses découvertes, il termine sur ces mots :
« Tu prieras publiquement Jacobi ou Gauss de donner leur avis, non sur la vérité mais sur l’importance des théorèmes. Après cela, il y aura, j’espère, des gens qui trouveront leur profit à déchiffrer tout ce gâchis. Je t’embrasse avec effusion. »
Ni Jacobi, ni Gauss, ne furent approchés. Mais Galois ne se trompait pas : ses théorèmes, son puissant travail de pure abstraction, contenaient la charge explosive d’une révolution culturelle. Elle fondera en partie la science moderne.
Il n’y avait pas de poste, pas d’emploi pour Évariste, ici-bas. Cependant, bien que sa course humaine fût brève, il eut le temps de concevoir un objet intellectuel, dont la vitesse et la masse, en percutant la science mathématique, la modifièrent définitivement.[/access]
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