C’est Claude Chabrol qui avait raison. Dans L’ivresse du pouvoir, le réalisateur confiait à Isabelle Huppert le rôle d’une juge d’instruction qui enquête sur une affaire politico-financière et se retrouve vite grisée par la toute-puissance qu’elle croit être la sienne. Le « troisième pouvoir », nous dit Chabrol, n’est pas indemne des tares dont on afflige à l’habitude les deux premiers. C’est que l’ordre judiciaire est aussi un pouvoir. Il traque le soupçon, mais n’est jamais au-delà de tout soupçon.
La faculté de juger ? Non, « l’envie du pénal »
De la rue bordelaise des Frères-Bonie (siège de l’École nationale de la magistrature, ENM) à la Cour de cassation, la magistrature connaît brigues et intrigues, bassesses et manipulations, course aux honneurs et marche forcée vers le déshonneur.
Elle n’est pas un club fermé d’anciens enfants de Marie qui auraient recyclé leur vocation précoce dans un statut de vestales républicaines. Chabrol a trop lu Balzac pour savoir que, dans la comédie humaine qui se joue devant nous et à laquelle nous participons, le pouvoir corrompt. C’est sa nature ; et c’est la raison pour laquelle Montesquieu peut écrire qu’on pourrait bien former « une république de démons ». L’angélisme n’est pas requis en république.
À la sortie du film, Éva Joly avait pourtant jugé bon de juger le scénario. Dénuée de toute compétence cinématographique et dotée d’un goût artistique proche de celui du saumon (l’animal est doué pour remonter tous les courants), elle aurait pu s’abstenir. Non. Il fallait qu’elle juge. Elle le jugea mauvais. Car juger, l’ex-juge d’instruction du pôle financier de Paris ne sait faire que ça. C’est sa marotte. Plus encore, sa raison de vivre. On ne parle même pas, ici, de ce que Kant appelait la « faculté de juger » et qui est le b-a-ba de la raison critique, c’est-à-dire de la modernité. Non. Rien à voir. Pour Éva Joly, le jugement n’est pas cette faculté qu’exerce sur le monde tout être doué de raison, c’est l’expression d’un bon gros « désir de pénal » : un « tous pourris » universel opposé à la sainteté du corps glorieux du Juge.
[access capability= »lire_inedits »]Il y a du Torquemada chez cette femme-là : cette idée présomptueuse selon laquelle la magistrature serait platoniquement syndiquée au Juste, au Bon et au Bien (d’où, certainement, le nom de Syndicat de la magistrature) et le vulgaire (entendez le bas peuple, la valetaille, qui n’a pas réussi le concours de l’ENM et se complaît en cette situation) un être malade qu’il faudrait sans cesse corriger de sa singulière appétence à faire le Mal.
Nous avons déjà eu une Éva Joly dans l’histoire : elle s’appelait Robespierre
Fin août, la jugesse était à Groix pour préparer la rentrée politique d’Europe Écologie (le parti qu’elle a rallié, après avoir dansé le tango, dans une valse-hésitation qui dura près d’un an, avec François Bayrou). Interrogée sur ses désaccords avec le Parti socialiste et Martine Aubry, elle confie à Mathieu Escoffier, journaliste à Libération, qu’elle ne connaît pas la première secrétaire, mais qu’elle a « mis Dominique Strauss-Kahn en examen ». C’est son ça-m’suffit politique : rien à cirer des idées de DSK, de ce qu’il fait au FMI, de ce qu’il aurait à proposer, le cas échéant, pour la France, en 2012.
La jugesse a jugé : elle l’a mis en examen. Elle ne précise pas si elle l’a conduit elle-même au poste. Même l’implacable Javert, qui avait passé sa vie à traquer Valjean, s’est mis à douter à la fin des Misérables. Au vrai, il douta si fort de la culpabilité de Valjean qu’il se noya dans la Seine. Pas Mme la juge ! Elle est plus fortiche que l’inspecteur Javert. La présomption d’innocence, c’est pas son truc. Elle se contente de nous la jouer façon Schpountz de Marcel Pagnol : « Tout condamné à mort aura la tête tranchée. »
Elle s’en bat même le coquillard de savoir si la mise en examen de Dominique Strauss-Kahn avait un début de bien-fondé. L’histoire nous dit que non. Les annales judiciaires nous racontent que la juge la plus zélée de France et de Norvège réunies se serait mis le doigt dans l’œil. Pas le petit doigt, mais le gros orteil du pied : la mise en examen se conclut par un non-lieu.
Mais de ça, un non-lieu, pensez bien, la dame n’a rien à faire. Qu’elle ait pu, à l’époque, commettre un impair, pour ne pas se laisser distancier par des collègues et néanmoins concurrents, éloignez de vous cette idée ou vous aurez, vous aussi, la tête tranchée ! Un, deux, trois : retenez la leçon. Un, deux, trois : Éva Joly a raison.
Le problème, c’est que nous avons déjà eu, en France, une Éva Joly. Elle s’appelait Maximilien Robespierre. « Tout ce qui est moral est politique et tout ce qui est politique doit être moral. » On a vu la suite. On a vu où conduisait le gouvernement des juges : à la Terreur, c’est-à-dire à la destruction totale de l’état civil. Bon, vous me direz, parce que vous avez lu Jean-Jacques Rousseau, qu’à l’état civil s’oppose l’état de nature. D’accord : l’état de nature, c’est écolo. Mais si Mme Joly pouvait remplacer par une bouteille de vodka le verre de rhum habituel, ça nous arrangerait.[/access]
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