Qu’y a-t-il dans la tête de Vincent Lambert ?
Dans la tête de Vincent Lambert, il y a le vide, et le rien, et la nuit. Tout au plus quelques sensations fugaces et images mentales appauvries. Résidus d’une pensée qui s’enfuit, qui retourne à l’informe. Perpétuel sommeil d’une intelligence évanouie. De la souffrance sans doute pas, du malaise peut-être, de l’angoisse informulée… personne ne sait, tout le monde imagine. Dépendance absolue vis-à-vis des représentations d’autrui, miroir infidèle d’une réalité inconnaissable. Incommunicabilité, indicibilité : la mort de l’esprit.
Dans la tête de Vincent Lambert et des personnes en état végétatif, il y a la nuit.
Qu’y a-t-il dans la tête de l’épouse de Vincent Lambert ?
Dans la tête de l’épouse de Vincent Lambert, il y a l’amour, et le chagrin, et l’épuisement. Peine devant la dégradation de l’être aimé, souvenir de celui qu’il était, de celui qu’il voulait être, fidélité aux serments donnés. Peur qu’il souffre, désir de lui épargner cela, au moins, et de lui permettre une mort paisible. Désespoir. Lassitude devant une tâche privée de sens, découragement devant l’implacable réel. Envie que cette histoire figée, sans événement, sans progrès, prenne fin. Aspiration à un retour à l’ordre naturel, où mort de l’esprit et mort du corps font un. Besoin de se détacher de celui qui n’est plus, d’apprendre à vivre sans lui.
Dans la tête de l’épouse de Vincent Lambert et de certains proches des personnes en état végétatif, il y a l’épuisement.
Qu’y a-t-il dans la tête des parents de Vincent Lambert ?
Dans la tête des parents de Vincent Lambert, il y a l’amour, et le courage, et l’entêtement. Retour d’une relation ancienne, maternante, où l’enfant retrouve sa complète dépendance. Refus de voir leur fils les quitter. Interprétation de chaque mouvement réflexe du malade, fondant une espérance irrationnelle. Espérance. Idée du spirituel suffisamment forte pour s’imposer malgré la réalité physique. Refus de l’inéluctable, volonté de vie au-delà de la mort, résolution d’arrêter le temps. Combat contre la pensée dominante, si médiocrement utilitariste. Foi en une vérité supérieure, donnant du sens aux épreuves. Abnégation et dogmatisme tout à la fois.
Dans la tête des parents de Vincent Lambert et de certains proches des personnes en état végétatif, il y a l’entêtement.
Qu’y a-t-il dans la tête des médecins qui pratiquent des euthanasies ?
Dans la tête des médecins qui pratiquent des euthanasies, il y a la compassion, et la toute-puissance, et la confusion. Apitoiement devant la souffrance des malades en phase terminale, incapacité à trouver une solution pour la soulager. Émotion débordante, entraînant l’irréversible. Confusion des valeurs, oubli de sa mission, dépassement de ses droits. Chaos. Délire de se croire au-dessus des lois. Jeux avec les possibles, passage à l’acte. Absence de réflexion sur les moyens et les fins. Solitude probable, faisant le lit de la déshumanisation.
Dans la tête des médecins qui pratiquent des euthanasies, il y a la confusion.
Qu’y a-t-il dans la tête des malades qui font l’objet d’une euthanasie ?
Dans la tête des malades qui font l’objet d’une euthanasie, il y a la souffrance, et l’angoisse, et la détresse. Souffrance de la maladie présente, désir que ces souffrances prennent fin. Aspiration à être soulagé, mais à quel prix ? Peur de la mort, angoisse d’être poussé à l’écart, mis au ban de l’humanité. Ambivalence d’un désir d’en finir et de vivre encore un peu. Horreur de la situation présente et terreur de la mort qui s’approche. Dépendance, fragilité, faiblesse. Certitude de ne plus rien valoir, de ne plus être bon qu’à manger les pissenlits par la racine. Sentiment d’être dominé par ceux qui savent ce qui est le meilleur pour vous. Impression de devoir faire bonne figure, à l’Antique, pour éviter d’être à charge. Besoin de s’abandonner, détermination à s’accrocher. Solitude finale, quoiqu’on en dise, quoiqu’on fasse.
Dans la tête des malades qui font l’objet d’une euthanasie, il y a la détresse.
Qu’y a-t-il dans la tête des médecins qui s’adonnent à l’obstination déraisonnable ?
Dans la tête des médecins qui s’adonnent à l’obstination déraisonnable, il y a le tourbillon des actes, et l’abandon à la technique, et l’aveuglement. Absence de remise en question. Certitude de répondre aux demandes d’immortalité des patients et des familles. Protestation de bonne foi. Décisions au jour le jour, emballement du système, goût immodéré pour la technoscience, valorisation des actes techniques, activité. Oubli de la proportionnalité des soins. Compétence scientifique, insouciance morale. T2A, CCAM, remplissage des lits, postes à défendre, réflexes corporatistes. Idolâtrie du faire, incapacité à lâcher prise, oubli de l’Être. Peur de ne jamais en faire assez. Fantasme des plaintes, des procès.
Dans la tête des médecins qui s’adonnent à l’obstination déraisonnable, il y a l’aveuglement.
Qu’y a-t-il dans la tête des médecins de soins palliatifs ?
Dans la tête des médecins de soins palliatifs, il y a l’accompagnement, et l’humilité, et le dévouement. Métier vécu comme un apostolat, charité de soins modestes, peu valorisés. Efforts constants sur soi, pour être à la hauteur d’une telle mission. Deuil de la toute-puissance. Abnégation. Joie des regards échangés, douleur des pertes quotidiennes. Appui moral sur une justification transcendante, dénégation des motifs religieux qui fondent cette attitude. Intuition de l’incomplétude de la médecine. Conviction d’agir dans le bon sens. Critique de la médecine technoscientifique, celle qui guérit les malades. Complexe d’infériorité envers cette autre médecine, sans doute. Amertume d’être mal compris.
Dans la tête des médecins de soins palliatifs, il y a le dévouement.
Qu’y a-t-il dans la tête des membres de l’Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité (ADMD) ?
Dans la tête des membres de l’ADMD, il y a des certitudes, et le volontarisme, et le militantisme. Conviction qu’une vie diminuée ne vaut pas la peine d’être vécue. Amour de l’autosuffisance, dégoût de la dépendance. Désir de maîtriser son destin jusqu’au bout, de contrôler son image, de ne pas déchoir. Idée précise de ce qu’est la « dignité ». Fermeté. Effroi devant la décrépitude physique et psychique. Confiance dans la liberté individuelle. Vision libérale des rapports interpersonnels. Ressentiment envers le corps médical, accusé de confisquer leur destin aux gens. Volonté de se libérer du pouvoir médical. Lutte contre l’aliénation de la fin de vie. Certitude d’être dans le sens du progrès.
Dans la tête des membres de l’ADMD, il y a le militantisme.
Qu’y a-t-il dans la tête de nos concitoyens ?
Dans la tête de nos concitoyens, il y a des désirs contradictoires. Peur de la mort, appréhension devant la vie. Dégoût du handicap, envie d’être aimé tel qu’on est. Terreur de la souffrance, effroi du néant. Désir de vivre vieux, désir de ne pas être vieux physiquement. Ambition d’être performant, angoisse de devoir être performant. Ambivalence. Proclamation de la liberté, demande de protection. Refus du paternalisme, exigence du maternage. Générosité des déclarations d’intention, mesquinerie des actions pratiques. Revendication d’individualité, besoin de sens collectif. Sommation d’une médecine technique et humaine tout à la fois. Croyance au progrès, nostalgie du passé.
Dans la tête de nos concitoyens, il y a des désirs contradictoires.
Toutes ces têtes pleines de sentiments si variés se choquent et s’entrechoquent sans nous laisser en repos. C’est la condition de l’homme moderne, paraît-il!
Anne-Laure Boch est neurochirurgien, docteur en philosophie. Elle exerce comme praticien hospitalier à l’hôpital Pitié-Salpêtrière (Assistance Publique – Hôpitaux de Paris).
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