En 2015, l’Assemblée nationale du Québec, plus sensible que les autres législations nord-américaines à l’irrépressible pulsion de mort qui lézarde la civilisation occidentale, adoptait, dans l’approbation générale et en l’absence de toute opposition politique, une loi sur l’aide médicale à mourir. Pour éclairer notre débat national, notre correspondante nous raconte où en sont nos cousins, presque 10 ans après l’adoption de cette loi sur l’aide médicale à mourir.
Depuis 2015, cette question revient périodiquement dans l’actualité. Bien que cela n’ait rien d’étonnant dans une société portée par Thanatos (haine de soi, déclin de la natalité, appels à la décroissance, discours sur l’apocalypse climatique), le journal La Presse[1] mettait en lumière, récemment, le fait que les craintes des rares voix dissidentes par rapport à cette loi permettant à l’État de donner la mort par le biais de médecins étaient fondées : toujours on cherchera à en étendre le domaine d’application.
Pressés de trépasser ?
Quiconque, en 2015, osait s’inquiéter des dérives possibles de la loi « mourir dans la dignité » lorsqu’elle a été adoptée était vu comme un conservateur « intégriste catholique » délirant. Des garde-fous seraient mis en place, des lignes rouges ne seraient jamais dépassées. En effet, la loi prévoyait, dans sa forme originale, que plusieurs évaluations de la capacité de consentir du patient devaient être effectuées indépendamment, et que ce consentement puisse être donné par le patient avec lucidité au moment de procéder à l’injection finale. Le mort en devenir devait également être atteint d’une maladie incurable lui causant des souffrances physiques et psychiques le condamnant à un décès prévisible. À noter que les troubles mentaux étaient explicitement exclus des maladies donnant accès à l’aide médicale à mourir.
Sans surprise, toutefois, des groupes de pression se sont créés – des lobbys de la mort médicalement assistée – et ceux-ci font, depuis, des représentations médiatiques et politiques pour étendre le droit à l’injection létale. Il faudrait selon eux impérativement abattre les garde-fous qui réduisent l’accès à la mort par injection de midazolam. Puisqu’il s’agit de « mourir dans la dignité », qui cherche à appuyer sur la pédale de frein devient d’emblée un ennemi du genre humain. En 2020, c’est le garde-fou de la « mort prévisible » qui a été abattu.
On a d’abord cessé d’appliquer ce critère d’accessibilité, et on l’a ensuite complètement retiré de la loi en 2023. En 2021, parallèlement à cette évolution québécoise, le gouvernement fédéral canadien modifiait son code criminel afin de permettre deux voies d’accès à l’aide médicale à mourir : une pour les personnes dont la mort naturelle est raisonnablement prévisible et une autre pour les personnes dont la mort naturelle est non raisonnablement prévisible[2]. Une personne pouvait désormais recevoir son injection létale dès lors que sa demande était acceptée, et n’était plus obligée d’attendre que sa mort devienne prévisible.
Consentez maintenant, mourrez plus tard
Récemment, c’est Helen Long du lobby Dying With Dignity Canada qui demandait à ce qu’un autre garde-fou tombe. Souhaitant ultimement à ce que l’on permette d’étendre l’accès à l’euthanasie aux personnes souffrant de troubles mentaux, faisant fi du fait que l’espoir était une condition sine qua non à la possibilité d’une thérapie, et déçue que le gouvernement fédéral ait décidé d’attendre trois ans avant de statuer sur cette question (probablement en y consentant), c’est en plaidant le droit aux personnes souffrant de démence de demander l’aide à mourir avant de perdre leur capacité à consentir, ce qu’on appelle une demande anticipée, qu’elle s’est illustrée dans les derniers jours. Aucun débat de société n’accompagnera cette demande, et aucune opposition vigoureuse ne sera prise au sérieux. Encore une fois : qui voudrait avoir l’odieuse idée de « priver de dignité » un autre être humain ? La rhétorique de la « mort digne » vient ici rendre impossible tout débat.
Pourtant, n’est-il pas essentiel de pouvoir consentir au moment de l’acte ? L’idée de consentir d’avance dans le cas de maladies telles que l’Alzheimer me terrifie. Une personne souffrant de démence n’est pas un légume. Elle a une conscience, une volonté et une valeur, même si elle a perdu une partie de ses capacités cognitives. Son souhait, au moment de la demande anticipée, peut avoir changé au moment de sa mise à mort. C’est en nous mettant dans la peau de quelqu’un qui ne voudrait plus mourir mais qui, étant dément et ayant formulé une demande anticipée, ne pourrait plus être pris au sérieux dans ses désirs au moment de l’acte que l’on comprend mieux l’absolue horreur du geste qui prend alors tous les airs d’une exécution.
Éclipse de la mort, éclipse de la vie
D’abord, l’expression « mourir dans la dignité » pose un problème majeur. La dignité est un sentiment de vie. On vit dignement car on a un pouvoir sur notre existence et ce que l’on en fait. Mais la mort est un état inaltérable, invariable. Après le dernier souffle, c’est l’inexorable processus de décomposition qui se met en branle. Les sphincters se relâchent, le regard devient vitreux et la bouche béate. Des spasmes post-mortem surviendront peut-être, puis la rigidité cadavérique s’installera pour plusieurs heures. La peau deviendra cireuse, livide, et empourprée aux endroits où s’accumulera le sang. Les viscères se distendront sous la pression des gaz émis par la putréfaction. Il n’y a là aucune dignité ni indignité à y avoir : que la froidure de l’immuable.
C’est au niveau de l’extinction de la vie que l’injection létale intervient. D’abord en en décidant du moment. L’être apeuré tend à soulager sa terreur en cherchant à contrôler tout ce qu’il peut se rattachant à l’objet de celle-ci, attitude paradoxale et contre-nature considérant que la mort constitue l’ultime abandon. Puis, ayant pris le contrôle, il se retrouve face à une nouvelle peur : l’inconnu. Souffrira-t-il ? Comment se sentira-t-il ? C’est là qu’intervient l’injection, constituée en fait par l’induction d’une sédation proche de l’anesthésie par le biais de calmants, puis par l’administration d’un agent paralysant qui engendrera l’arrêt de la respiration et, rapidement, l’arrêt cardiaque, processus qui aurait naturellement lieu de toute manière. L’essentiel de l’opération consiste, en fait, à cacher le processus du trépas par la sédation, processus qui reste, au fond, le même. C’est un voile appliqué sur le réel, et une tentative de se substituer au processus naturel. La putréfaction aura lieu, mais sera rapidement ralentie, et aseptisée, ou simplement stoppée, loin des regards, sur la table d’un embaumeur ou dans un four crématoire. Se mettre un masque face à nos peurs constitue-t-il, toutefois, un gain de dignité face à l’existence humaine ?
On avait promis aux Québécois, dans la loi, de garantir un accès prioritaire aux soins palliatifs en centre ou à domicile pour ceux qui désireraient emprunter cette voie plutôt que de hâter la survenue de leur agonie. Pourtant, une année après l’abolition du garde-fou que constituait le critère de la « mort raisonnablement prévisible » en 2021, le nombre de Québécois ayant reçu l’injection létale a bondi de 42%[3]. Mais d’où vient cet empressement à mourir et à faire mourir ? Comment se fait-il que presque personne ne s’en inquiète publiquement avec sérieux ? Cela devrait préoccuper gravement quiconque accorde encore à la vie quelque valeur.
[1] https://www.lapresse.ca/actualites/sante/2024-04-17/aide-medicale-a-mourir/un-groupe-demande-l-inclusion-des-patients-atteints-de-demence.php
[2] https://www.quebec.ca/sante/systeme-et-services-de-sante/soins-de-fin-de-vie/aide-medicale-a-mourir/exigences-requises
[3] https://www.lapresse.ca/actualites/sante/2023-10-26/aide-medicale-a-mourir-au-quebec/un-bond-de-42-la-ministre-s-interroge.php