On ne sort pas indemne du voyage où nous entraine Paulina Dalmayer dans la sorte d’archipel que forment les gens pour qui la fin de vie est une préoccupation obsédante ou une expérience plus ou moins risquée. Bien que mortels, nous avons quant à nous d’autres choses à faire et à penser. Soins palliatifs, aide au suicide, sédation profonde : ces « sujets d’actualité », soulèvent pourtant des questions vertigineuses – que vaut la vie, qu’est-ce qui fait sa qualité, comment sortir des contradictions d’un activisme technique nécessairement producteur (aussi) d’échecs, comment combattre la tentation latente de faire disparaître ces échecs qui, dans le cas de la médecine, sont des êtres humains. Les réponses à ces questions dépendent largement des cultures nationales et de l’arbitrage qu’elles font entre le respect des choix individuels et le souci d’un consensus moral minimum.
Paulina Dalmayer s’implique dans son enquête avec une ardeur qui agace parfois mais qui, en provoquant le lecteur, maintient son intérêt. Je vous tiendrai la main est un empilement fascinant et foisonnant de portraits, d’interviews et de notes de voyage. Portraits parfois sarcastiques comme celui de la grande bourgeoise narcissique qui fait la propagande d’ADMD (Association pour le droit de mourir dans la dignité), ou bien discrètement admiratifs comme à l’égard de l’animatrice suisse de Lifecircle. Acteurs patentés du débat public ou, plus émouvants, acteurs de terrain et soignants, ces figures, en s’emboîtant ou en s’opposant, nous éclairent souvent plus que l’affrontement des thèses.
Tout en soulignant parfois ses doutes, Paulina Dalmayer est trop passionnée pour être neutre.[access capability= »lire_inedits »]
Elle ne tient pas toujours la balance égale, écartant a priori certains acteurs du débat – Chantal Delsol, Emmanuel Hirsch ou Marie de Hennezel. Plus agaçant, elle se laisse parfois, mais pas toujours, enfermer dans la fameuse rhétorique des « avancées » et des « reculs », cette philosophie de tapis roulant où s’abrite la paresse contemporaine. Enfin (à cause de son âge ou de son époque ?), une agressivité antireligieuse émane de tout le texte.
Qu’on me permette de dresser à mon tour un état des lieux de mes réflexions à la sortie de cette lecture.
Il y a unanimité pour condamner l’acharnement thérapeutique, cause de beaucoup de drames comme celui de Vincent Lambert – et qui sévit particulièrement dans les maternités.
Il devrait aussi y avoir unanimité pour faire des soins palliatifs une priorité. Le professeur Emmanuel Hirsch répète avec raison que ce que nous devons d’abord à nos concitoyens dans le malheur, c’est le soulagement, même si nous craignons que cela ne suffise pas. C’est pourquoi je trouve étonnante et suspecte l’agressivité contre les soins palliatifs de certains partisans de l’euthanasie, comme ce praticien belge qui ricane en observant qu’on est passé de la prétention de tout guérir à la prétention de tout soulager. Comme si soulager pouvait nuire !
Une autre accusation revient souvent chez les adversaires de la loi Claeys-Léonetti, qui autorise le recours à « une sédation profonde et continue » jusqu’au décès, celle d’hypocrisie. Selon eux, l’endormissement définitif (« sédation » fait partie d’un jargon exécrable) est une forme d’euthanasie qui ne s’avoue pas. La différence des objectifs assignés à l’acte – soulager ou tuer – a pourtant son importance. En réalité, l’enquête de Paulina Dalmayer montre bien l’absurdité de l’alternative entre soins palliatifs et recours à l’euthanasie. Ainsi, un euthanasieur brocarde « les faux-culs du laisser-mourir » qui tuent leur patient à force de le soulager, et trois pages plus loin, un autre dit qu’il n’a pas le sentiment de donner la mort mais « les derniers soins ». On ferait mieux d’admettre, d’un côté comme de l’autre, qu’on se trouve souvent agir contre ses intentions, que l’ambiguïté est inévitable. C’est pourquoi, si les soins palliatifs sont un point de départ, l’euthanasie peut se comprendre comme une extrémité, quand des médecins qui assurent à leurs patients qu’ils seront avec eux « jusqu’au bout ». Quant au suicide assisté que, comme Axel Kahn, je distingue de l’euthanasie, il relève de l’humanité quand un malade, invoquant des raisons médicales vérifiées, et non pas une déprime, dit vouloir se suicider sans avoir la force de le faire. En revanche, envoyer dans l’autre monde quelqu’un qui n’en exprime pas le désir serait évidemment inadmissible.
Il existe donc une euthanasie de compagnonnage qui peut se comprendre comme un dernier recours. Mais il y a aussi une idéologie de l’euthanasie qui attise la peur en agitant la « perspective d’une vie diminuée » comme si, en dehors des standards modernes de mobilité et d’autonomie, une vie ne pouvait être que sans valeur. C’est une cause, que l’on défend en brandissant des sondages indiquant que 90 % des Français y seraient favorables. Comme toutes les idéologies, celle-ci séduit davantage de loin que de près, et beaucoup reculent à l’approche de l’échéance.
La mort dans la vie
Néanmoins, ce livre qui vous instruit et vous prend aux tripes, je m’y sens un peu à l’étroit : il tend à réduire la mort à peu de chose, à son aspect organique, en oubliant que la mortalité est constitutive de la condition humaine. Alain Finkielkraut s’indigne (après Kundera) qu’on accorde à un chien « la mort douce que l’on refuse à beaucoup d’entre nous », mais le rapport à la vie et à la mort est-il le même chez l’animal et chez l’homme ? La mort n’est pas seulement le dernier moment de notre vie, mais aussi le point d’où une vie humaine apparaît différemment. Pour ma part, j’ai vis-à-vis de la mort, de ma mort, une trop grande curiosité pour l’aplatir dans un projet aussi pauvre que l’euthanasie. « Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau », cette admirable fin du Voyage de Baudelaire je la rapproche du cri de saint Paul : « Mort, où est ta victoire ?» Deux façons de nous dire que la mort n’est pas le prédateur ultime – qu’elle n’emporte pas la vie humaine dans le néant, mais qu’elle la transforme en destin. Et si « philosopher, c’est apprendre à mourir », nous avons le devoir de faire place dans notre vie même au point de vue de la mort. Me voilà à une terrasse de café bien connue, au milieu de l’affluence habituelle, et soudain je m’aperçois que mes voisins sont d’une autre génération, presque d’un autre monde, que je suis « de l’autre côté ». Ou bien je regarde par la fenêtre le spectacle émouvant et banal de parents conduisant leurs enfants à la maternelle. Voilà ce que je ne ferai plus, d’ailleurs sont-ils aussi heureux de le faire que je le suppose ? Ai-je pris jadis à le faire autant de plaisir que ce que je voudrais qu’ils éprouvent ?
Mettre ainsi de la mort dans notre vie, ce n’est pas plonger dans la nostalgie, c’est au contraire reconnaître que nous ne sommes pas seulement d’ici, et cela comporte une dimension de promesse. Ce que Paul Ricœur, nonagénaire, exprimait dans une lettre à une vieille amie : « A l’heure du déclin …du fond de la vie une puissance surgit qui dit que l’être est l’être contre la mort1. ».[1. Paul Ricœur, Vivant jusqu’à la mort, Éditions du Seuil, 2007, p. 143.] Ces paroles ne sont pas seulement une profession de foi, mais aussi l’écho puissant d’une expérience. Les propagandistes de l’euthanasie prétendent regarder la mort en face. Admettons, mais ils doivent en avoir une idée bien pauvre, de cette mort, puisqu’ils s’empressent de la réduire au silence, sans imaginer qu’elle puisse être aussi un objet de curiosité et d’attente.[/access]
*Photo : wikicommons.
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