L’État et la loi doivent-ils s’immiscer dans tous nos problèmes humains? Une tribune libre de Jean-Philippe Delsol.
La volonté du président de la République d’inscrire dans la Constitution la “liberté” de recourir à l’IVG dans le cadre de sa future réforme des institutions, est d’abord démagogique. Elle court à peu de frais après les voix de la gauche qu’elle risque au demeurant de heurter pour évoquer la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse, votée par le Sénat, plutôt que le droit des femmes à l’avortement proposé par l’Assemblée. Pour modifier la Constitution sans passer par un référendum trop dangereux dans notre temps d’incertitudes politiques, M. Macron a besoin des voix sénatoriales et proposera sans doute un texte ambigu pour que la Constitution garantisse la liberté effective de l’avortement.
Au-delà de la démagogie, une telle révision constitutionnelle contribuerait à augmenter la confusion quant à la consistance et au périmètre de l’Etat de droit qui régit nos libertés. Celles-ci sont garanties de manière générale par l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 selon lequel « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi ». Les droits et les libertés s’imbriquaient alors comme des remparts contre l’abus des pouvoirs. Ces droits-liberté, ou « droit de » ont été peu à peu remplacés ou complétés, notamment depuis le préambule de la Constitution de 1946, par des droits-créances, ou « droits à » la santé, un emploi, un logement… octroyant à certains des droits sur les autres sans que ceux-ci y aient consenti.
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Antérieurement, le seul droit-créance que la société reconnaissait peu ou prou, dans l’esprit de la philosophie grecque, du droit latin et de la pensée judéo chrétienne, était le droit à la vie. Certains sont d’avis que chacun est propriétaire de son corps, mais cela n’en justifie pas l’irrespect. Ceux qui pensent que l’homme est une créature de Dieu estiment que la vie étant le don le plus précieux que nous ayons reçu, ils ont le devoir moral de l’entretenir, la réparer, l’améliorer, mais aussi de ne pas en détruire ni modifier fondamentalement les composants constitutifs qui, d’une certaine manière, ne leur appartiennent pas. Ils craignent, à juste titre, les folies prométhéennes de ceux qui prétendent se substituer à Dieu. Pour d’autres, la raison, avec Kant, suffit à considérer que l’homme ne peut pas utiliser son corps ou celui d’autrui comme une chose voire seulement comme un moyen. Il doit le respecter en tant qu’il est lié à la fin qui lui est propre et de ce fait, il ne peut pas le transformer indument ni le supprimer de sa seule volonté. La dignité consiste ainsi à respecter l’intégrité de l’être, celle de l’autre comme celle de soi-même. Ce qui explique aussi les réticences à l’égard de l’euthanasie, du changement de genres ou de la GPA. Mais nul ne peut ignorer ni les cas particuliers ni les souffrances humaines. Il faut donc trouver la juste mesure.
Le sens de la mesure
Le droit précisément a pour objet d’empêcher l’atteinte aux droits des autres. Nous sommes tous à la recherche de nos libertés, mais celles-ci n’ont pu émerger et ne peuvent être préservées que dans le souci des limites opposé par la Grèce antique au chaos du monde et à l’esprit de démesure, l’hubris humaine. Il ne s’agit pas de sombrer dans des consensus insipides, mais de rechercher la justice et la vérité dans la tension tragique qui oblige à accepter le possible et à laisser le reste aux dieux. Dans cet esprit avaient œuvré les lois Veil sur l’avortement et Léonetti sur la fin de vie. En soi, un nombre de semaines en deçà duquel l’avortement est possible et au-delà duquel il ne l’est pas est un non-sens car après sa fécondation, l’enfant ne cesse pas de croître, non seulement jusqu’à l’accouchement de sa mère mais encore après lui. Mais ce fut un compromis consistant à poser une limite. Pour sa part, la loi Claeys-Leonetti du 2 février 2016 a permis de mieux prendre en compte les dernières volontés des personnes en fin de vie pour éviter l’acharnement thérapeutique et favoriser l’accès aux soins palliatifs face à la douleur tout en respectant la limite qui veut que l’homme, et le médecin moins encore, ne peut pas donner la mort.
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Désormais, la revendication est de supprimer toutes limites. La difficulté est peut-être dans l’idée même de vouloir régler ces problèmes par la loi. Par définition, celle-ci est générale quand chaque situation est particulière et chaque personne singulière ; elle ne peut entrer dans notre intimité qu’avec la main tremblante. Le droit de vie et mort serait sans doute mieux tranché par le droit qui, au travers des tribunaux, relaie la loi. Il est pour sa part tout à la fois plus universel, dans les principes qui le structurent, et attentif aux cas individuels que la jurisprudence balise.
Le risque plus général est que les lois sociétales qui se multiplient pour faire prévaloir la culture, ou ce qui en tient lieu, et la technique sur la nature, soient destructrices de notre humanité. Elles participent d’un esprit de démesure par lequel l’homme se veut demiurge, capable de recréer sa propre nature, de la transformer radicalement. C’est une nouvelle forme de la tentation faustienne. Mais chacun sait qu’il est dangereux de souper avec le diable, même avec une longue cuillère. Parce que la nature ne peut pas être exclue sans craindre que l’homme en pâtisse ainsi qu’Héraclite l’énonçait déjà (fragment 94) à sa manière elliptique : « Le soleil n’outrepassera pas ses bornes, sinon les Erinyes, gardiennes de la justice, sauront le retrouver ».
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