Eurovision, FN : le journal d’Alain Finkielkraut


Eurovision, FN : le journal d’Alain Finkielkraut

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La victoire de Conchita Wurst à l’Eurovision

Élisabeth Lévy. Le transsexuel Conchita Wurst a remporté le concours de l’eurovision dimanche 18 mai. Le lundi matin, l’histoire était écrite : « une victoire de la tolérance et de la diversité en Europe », selon les termes du président autrichien en personne. Alors, êtes-vous du côté de la tolérance et de la diversité ou de celui des réactionnaires et des ringards ?

Alain Finkielkraut. Dans son mémorable article de 1983, « L’Europe centrale : un Occident kidnappé », Milan Kundera rappelle que l’unité de l’Europe a d’abord reposé sur la religion, puis, avec l’avènement des Temps modernes, Dieu s’est éclipsé et la religion a cédé la place à la culture. Jusqu’à une date récente, on pouvait dire avec Cynthia Ozick : « Où que vous soyez au monde, vous êtes européen quand vous êtes en train de lire. » Cette définition demeure-t-elle pertinente ? L’Européen n’est-il pas en train de devenir une Petite Poucette comme les autres ? Si l’on en croit Kundera, la culture, à son tour, cède la place.

Nous vivons un tournant. Nous sortons allègrement des Temps modernes. Mais pour aller où ?  Je trouve un commencement de réponse à cette question historiale dans un événement tout à fait trivial : le dernier concours de l’Eurovision. La grande fête annuelle de la laideur acoustique et visuelle a couronné, cette année, un transsexuel autrichien barbu et moulé dans une robe lamée or : Conchita Wurst. L’envoyée spéciale du Monde à Copenhague, où se déroulait l’événement, a célébré la « divine surprise » que constituait ce « triomphe de la différence » et sa mise en avant par un pays, l’Autriche, « réputé à tort pour son conservatisme ». Étrange extase. Car enfin, qu’est-ce que la différence ? C’est ce que je ne suis pas et que je ne peux pas être. Hier matin encore, l’homme était, en ce sens, différent de la femme et la femme, de l’homme. Voici venu le temps où chacun est à même de devenir ce qu’il veut : l’homme, une femme ; la femme, un homme, et pourquoi pas les deux ?[access capability= »lire_inedits »] Ce n’est pas une victoire de la différence. C’est une victoire de l’égalité sur la différence. Par la grâce de la technique, « le noyau de l’impossible à transformer s’érode chaque jour », comme l’écrit Jean-Claude Milner. Il n’y aura bien- tôt plus de réalité distincte, seulement des changements, des passages, des hybridations, d’incessantes métamorphoses. Nulle altérité ne résiste à l’arraisonnement, c’est-à-dire à la consommation. Nulle extériorité ne subsiste, rien n’échappe à la prise, tout devient disponible, manipulable, mélangeable. Le monde, bientôt, ne sera plus un monde mais une liste infinie d’options. À quoi la culture cède-t-elle ainsi la place ? À rien, ou plutôt au rien, à l’empire du rien, au règne technique et, à la fois, démocratique, de l’indifférenciation. En même temps que le concours de l’Eurovision, s’affichaient à Vienne des photographies de Carmen Carrera (transsexuel américain), dans le cadre d’une grande exposition sur le sida. Il était alternativement affublé d’un pénis et d’un sexe féminin et, sur toutes les légendes, on pouvait lire : « Je suis Adam. Je suis Ève. Je suis moi. »  « Chaque monde, écrivait Péguy, sera jugé sur ce qu’il aura considéré comme négociable ou non négociable. » Notre monde, ajoutait-il, est celui de « l’universelle interchangeabilité ». Et il n’avait encore rien vu.

L’attentat de Bruxelles

À l’issue de l’attentat devant le musée juif de Bruxelles, quatre personnes ont été tuées. S’il est difficile de douter du caractère antisémite de l’attaque, deux pistes sont envisagées par les commentateurs : l’extrême droite néonazie et les jihadistes. Nonobstant cette incertitude, ce crime, vous inspire-t-il autre chose que le sentiment d’horreur que nous partageons tous ?

Le directeur du musée juif de Bruxelles ne voulait pas de présence policière. Croyant encore habiter l’Europe de la culture, il ne pouvait se résigner à l’annexion de cette maison de la mémoire et des œuvres au domaine de la guerre. Le présent s’est vengé : quatre morts. Les juifs du Vieux Continent ne seront plus jamais tranquilles. Partout en Europe, les institutions juives, laïques ou religieuses, seront placées sous protection. Elles auront des systèmes de vidéosurveillance, on y entrera un par un, en passant par un sas de sécurité. C’est déjà le cas en France et ce dispositif ne suscite plus l’indignation ni même la tristesse. Il fait partie du paysage, il est l’une des composantes de l’Europe du XXIe siècle. Et pendant ce temps, des sociologues et des historiens imperturbables affirment que l’islamophobie est la réorientation « contre les musulmans d’une hostilité qui fut, dans la première moitié du XXe siècle, principalement dirigée contre les juifs[1. Vers l’extrême. Extension des domaines de la droite. Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, Éditions Dehors, 2014.] ». Ça va durer longtemps ?

Les élections européennes

L’Europe a élu ses députés. En France, le Front national est devenu le premier parti du pays, avec 25 % des voix, loin devant l’UMP (20 %) et le parti socialiste (14 %). Les médias n’ont pourtant pas ménagé leurs efforts pour nous convaincre d’aller bien voter, c’est-à-dire de voter Europe. Ce chantage moral exercé sur les électeurs s’est-il révélé contre-productif ?

Ce que construisent, depuis plus d’un demi-siècle, les Européens, ce n’est pas une démocratie à l’échelle du continent ; il faut, pour la démocratie, une langue commune, des références communes, l’attachement à une mémoire, bref il faut une nation. Et l’Europe est, irréductiblement, un espace plurinational. L’Union européenne, c’est tout autre chose. Ses agences, ses administrations, ses commissions, ses cours de justice, son Parlement même forment une bureaucratie gigantesque qui donne aux citoyens européens le sentiment d’être dessaisis de leur identité, de leur souveraineté, du gouvernement d’eux- mêmes, sans pour autant résoudre leurs problèmes les plus aigus. L’Europe est impuissante à enrayer la désindustrialisation, les délocalisations, l’immigration, et la montée de l’insécurité. Pire encore, au lieu de ralentir les flux, elle les facilite, elle les accélère. Sa civilisation est même mise sous le boisseau pour que rien n’entrave ce que Jean-Luc Mélenchon appelle, sans en tirer toutes les conséquences, le « grand déménagement du monde ». Et quand des électeurs protestent contre cette évolution en votant pour le Front national, les porte-parole des processus dénoncent « les pulsions délétères et détestables du national-populisme ». Admirable en tant que classe, le peuple devient détestable dès qu’il apparaît comme nation. Mais ce rejet ne traduit rien d’autre qu’un mépris de classe à l’encontre de ceux qui sont exposés à la violence de tous les flux.  Jamais je n’aurais donné ma voix au parti du « tous pourris sauf nous », nullement gêné de choisir pour modèle politique Vladimir Poutine, l’autocrate qui s’est enrichi dans l’exercice de ses fonctions au point de constituer l’une des plus grandes fortunes d’Europe et qui poursuit, sans vergogne, une politique impériale. Nos sismographes officiels, cependant, se trompent une fois encore. Le vrai tremblement de terre, ce n’est pas l’élection au Parlement européen, c’est l’attentat au musée juif de Bruxelles. On ne saurait reprocher à l’Europe de n’avoir pas empêché ce crime, mais on est en droit de penser qu’elle a tout fait pour le rendre possible. Le « déménagement du monde » est en cours et il n’a pas fini de produire ses effets.[/access]

*Photo : Frank Augstein/AP/SIPA. AP21565524_000002.

Juin 2014 #14

Article extrait du Magazine Causeur



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Alain Finkielkraut est philosophe et écrivain. Dernier livre paru : "A la première personne" (Gallimard).

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