Renchérissant sur Paul Thibaud, qui confessait sur les ondes de France Culture ne pas juger bon de se déplacer vers l’isoloir le 7 juin prochain, mon collègue de colonne, Luc Rosenzweig, appelait les Européens à l’abstention, rejoint dans la foulée par David Dupré qui avouait – faute avouée, à demi-pardonnée – donner son suffrage à la liste « Europe Démocratie Espéranto ».
Faut pas charrier, les amis. L’espéranto, je n’y crois pas. Quiconque a un peu d’esprit et de lettres le sait : c’est le volapük qu’il nous faut ! Inventée par un curé catholique de Baden, Johann Martin Schleyer, cette langue est si compliquée que ses défenseurs ne la parlaient même pas entre eux, lorsqu’à la fin du XIXe siècle ils se réunissaient en colloques et symposiums pour déterminer s’il fallait cinq ou dix ans pour l’imposer au reste du monde. Il y a, dans le volapük, ce que disait Paul Valéry de l’Europe, c’est-à-dire une conjonction des maximums : maximum de complications, de déclinaisons et d’inepties possibles.
Bref, de toutes les langues que l’esprit humain a inventées – du basic au langage C, en passant par le cobol et le pascal –, le volapük est la langue la plus conforme à l’esprit byzantin qui souffle sur le Berlaymont et ses alentours. Une langue qu’on ne peut pas parler, une langue dans laquelle aucune intelligibilité n’est possible et qui ne permet aucun échange, puisque chacun des locuteurs qui en userait se perdrait inéluctablement dans ses méandres brumeux et ses abstractions foireuses. Mais la plus littéraire des langues qui soit, car au final elle pointe, façon Sarraute et Ionesco, l’incommunicabilité des consciences. Miss Smith ne comprend pas Mr Smith : voilà l’Europe qui commence. Et tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.
À cette Europe incompréhensible, unie comme les vingt-sept doigts de la main, le moindre est d’offrir la plus incompréhensible de toutes les langues : le volapük, tout le volapük, rien que le volapük. Le mérite le plus notoire de cet idiome est qu’il continue à rester obscur et confus lorsque l’on est assis sur sa chaise et que l’on y sautille comme un cabri.
Le problème est qu’aucune liste – du moins en France, je n’ai pas regardé ailleurs – ne propose le recours systématique au volapük dans les instances européennes. Vais-je, pour autant, aller tâtonner le goujon le 7 juin ? Bien sûr que non. Si je connais des thons, des carpes et même des tanches, je ne suis, jusqu’à nouvel ordre, pas assez intime avec un goujon pour oser le tâtonner. Même un peu. Fût-il européen. Et de bonne moralité.
Cela étant, en démocratie, on ne vote jamais tout à fait pour son idéal politique, à moins de se présenter soi-même à l’élection – ce n’est pas interdit. Dans la plupart des cas, on est obligé de composer avec la réalité. Non pas de faire comme si, à la manière kantienne. Mais de faire avec, façon Gilbert Bécaud dernier album. Le vote n’est pas la simple expression d’une adhésion totale à un représentant et à ses idées : il est un choix. Et comporte, par nature, une part de reniement de soi-même. C’est cet abandon de soi que Rousseau, l’un des pères putatifs du totalitarisme, dénonçait déjà dans son Projet de Constitution pour la Corse de 1763, puis dans le Contrat social, en critiquant le système parlementaire : la démocratie représentative va toujours à l’encontre de notre nature.
Lorsqu’on vote, on ne porte jamais son suffrage vers celui qui pense comme nous, mais toujours vers une approximation. À moins d’être le militant dont Régis Debray tirait le portrait en 1981 dans la Critique de la raison politique, on vote, toujours et parfois malgré soi, en désespoir de cause. Et l’on devrait se méfier comme de la plus grande peste de ceux qui veulent « réenchanter le politique » : le monde n’est pas une opérette, mais un juste et relatif milieu entre la peste et le choléra, la grippe porcine et la grippe aviaire, le rhume et l’eczéma. C’est au centre que nous avons, en définitive, à voter. Pas au centre de l’échiquier politique actuel, où l’on entend, par exemple, un Jean-François Kahn tenir les mêmes discours que Le Pen hier sur la sécurité et le risque des vagues d’immigration déferlant sur l’Europe. Même Sarkozy n’avait pas osé. Non, il s’agit de voter au centre : là où, même aveugle, nous pensons pouvoir toucher au plus proche du cœur de la cible que nous avons nous-mêmes déterminé.
Moi, par exemple, qui ai été élevé dans un républicanisme séguino-chevènementiste, j’essaie d’ajuster le tir. Ce n’est pas certain que je vais réussir, mais au moins j’aurai essayé. Ce que je sais, c’est que je ne voterai pas pour les listes Dieudonné. D’abord, parce qu’il n’en présente pas dans le Grand est, que je ne suis pas suffisamment gaga pour confondre le café-théâtre et l’isoloir et, last but not least (je ne sais pas comment on dit ça en hébreu) parce que le fameux lobby dont est censé dépendre Causeur ne m’a pas encore payé suffisamment pour les articles (superbes) que j’écris – Elisabeth, tu l’as mis où, le lobby ? Je ne voterai pas non plus pour Europe Écologie : je suis Strasbourgeois, d’accord. Mais je suis aussi patriote et je pense que lutter contre la présence du Parlement européen à Strasbourg au nom du « bilan carbone » comme le fait Daniel Cohn-Bendit, n’est rien d’autre que la plus grosse fumisterie de tous les temps. Et je ne vous dis pas comme c’est polluant, une fumisterie industrielle à ce point-là.
Peut-être voterai-je communiste, enfin Front de gauche. Rien que pour embêter Jérôme Leroy. Et le déboussoler encore un peu, moi qui me souviens de Malraux et du papier à cigarette dont les feuilles ne séparent jamais rien de rien. Ou PS, pour équilibrer le vote Kouchner.
Enfin, je voterai. Et je le ferai comme je vote aux cantonales, même si je sais pertinemment que le pouvoir d’un conseiller général est proche du zéro absolu quand le contingent d’aide sociale – c’est-à-dire les dépenses obligatoires – prend une place telle dans le budget des départements qu’ils n’ont plus aucune latitude pour mener leurs propres politiques. Car la réalité, c’est aussi ça : des marges de manœuvres partout de plus en plus réduites.
À Strasbourg, Peter Sloterdijk m’a un jour confié être étonné par les appartements de ses amis français : on s’y croirait, disait-il, comme dans un musée. Et il poursuivait : les Français font aussi de la politique comme dans un musée. Emportés par le romantisme, ils croient encore aux destins impériaux tout comme aux lendemains qui chantent.
J’avais été choqué par son propos. Je ne le suis plus. Peter avait raison : la politique ne chante pas. Elle ne chante plus les tubes que nous connaissions et, au juke-box démocratique, nous reste comme ultime devoir de ne plus sélectionner que notre petite musique. À notre rythme, mais peut-être pas très accordée.
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