L’Union européenne fait le trottoir ! Pas, hélas, en se livrant aux « servitudes » en bas résille et talons aiguilles, mais en vantant ses charmes dans tous les journaux appartenant au groupe Crédit mutuel, apprend-on dans Le Canard Enchaîné[1. Le Canard enchaîné, 20 novembre 2013.], Le Progrès, Le Dauphiné libéré, L’Alsace et Le Républicain lorrain, sans oublier Le Bien public, qui ont donc publié un dialogue annoncé comme fracassant – en l’occurrence entre Benoît Hamon, ministre de la Consommation, et Viviane Reding, commissaire européenne à la Justice. En revanche, on cherchait en vain la mention « Publi-rédactionnel » qui aurait permis aux lecteurs de distinguer l’information de la communication, ou plutôt de la propagande.[access capability= »lire_inedits »] Viviane Reding et tous ces gens qui se désolent de notre manque de désir d’Europe ont fait de la plus belle des nationalités, celle de la galante- rie, de l’esprit de curiosité, des voyages et des échanges, le plus ennuyeux des sujets de conversations. Les européistes nous ont dégoûtés d’être européens !
Pourtant, l’Europe n’a pas commencé à Bruxelles. Et si nous voulons exister demain, il est temps de reconnaître que nous ne sommes pas nés d’hier. Au commencement, il y eut le commerce, c’est-à-dire le courage, ou l’inconscience, d’entreprendre un long et périlleux périple, renforcé par le désir de voir du pays, de se rembourser des frais du voyage et, si possible, de faire un bénéfice. Les optimistes nomment cela l’aventure, les pessimistes, l’appât du gain. Arthur Rimbaud, après avoir miné le terrain poétique français, devint caravanier et traversa des déserts, un fusil à la main, la taille alourdie d’une ceinture pleine d’or : Rimbaud, l’une des plus grandes énigmes européennes d’Aden-Arabie !
« […] Je quitte l’Europe. L’air marin brûlera mes poumons ; les climats perdus me tanneront. […] Je reviendrai, avec des membres de fer, la peau sombre, l’œil furieux : sur mon masque, on me jugera d’une race forte. J’aurai de l’or : je serai oisif et brutal. […] Maintenant je suis maudit, j’ai horreur de la patrie. Le meilleur, c’est un sommeil bien ivre, sur la grève[2. Arthur Rimbaud : Mauvais sang, extrait d’Une saison en enfer.]. »
La transhumance des hommes et des marchandises entraîne toujours celle des croyances, des savoirs et des techniques. Les routes de la soie furent inaugurées avant Jésus-Christ par l’entreprenant peuple des Sogdiens, qui habitaient les riches vallées de l’Ouzbékistan et du Tadjikistan, et bâtirent Samarcande. Ils portaient jusqu’à Rome l’étoffe précieuse produite par le Bombyx mori, ou bombyx du mûrier. Seuls les Chinois connaissaient le secret de sa chenille, le ver à soie, dont ils faisaient l’élevage. La soie, les épices, la Chine : voilà bien les valeurs sûres de la première mondialisation, fondée sur des produits de qualité et des compétences confirmées. Quelque 250 ans av. J.-C, les Celtes, guerriers et commerçants avisés, créateurs de bijoux magnifiques, maîtres du bronze et du fer, dominaient la France, l’Espagne, le Portugal, la Hongrie, et animaient des comptoirs sur le pourtour méditerranéen. Quant aux Vikings, ils ont sans doute posé le pied en Amérique du Nord peu de temps avant l’an mil. Quand ils ne faisaient pas jaillir la cervelle de leurs ennemis avec le fer de leur hache, ils discutaient volontiers avec ceux-ci le prix d’une étoffe ou celui d’une barrique de vin.
C’est en Europe que l’on vit les cathédrales implorer tout autant qu’honorer un Dieu de miséricorde. Leurs bâtisseurs n’accomplissaient pas seulement des miracles de foi, ils appliquaient des formules architecturales et en inauguraient quelques autres, qui les autorisaient à lancer vers le ciel des murs aussi droits, fermes et effilés que des flèches. On prétend parfois que les architectes, tailleurs de pierre, artisans, organisés en sociétés secrètes, tenaient une partie de leur savoir d’un enseignement très ancien, venu de l’Orient « compliqué et lointain », qu’ils savaient renouveler. Nous renvoyons à l’admirable témoignage de Villard, dit « de Honnecourt », ville du nord de la France dont il est originaire, au début du XIIIe siècle[3. Villard de Honnecourt : son « carnet », un manuscrit composé de feuilles de parchemin, avec des dessins et des notes, est conservé à la Bibliothèque nationale de France.]. Il fit son apprentissage de compagnon du bâtiment en allant de chantier en chantier, puis devint rapidement un architecte accompli, qu’on consulta jusqu’en Hongrie. Il nous a laissé un carnet de notes et de croquis, conservé à la Bibliothèque nationale. Pour certains, il accomplit l’idéal maçonnique (des francs-maçons). Sa curiosité, sa dextérité, son intelligence scientifique, la richesse de ses croquis annoncent peut-être Léonard de Vinci, mais signalent surtout la « grande clarté du Moyen Âge[4. La Grande Clarté du Moyen Âge, Gustave Cohen : livre fondamental !] ».
Les « Occidentaux » ne furent peut-être pas les premiers « transgresseurs » d’horizon, mais, après qu’ils se sont ébranlés, ils n’ont eu de cesse de reconnaître des territoires très éloignés. En 1249, une délégation représentant le roi de France Louis IX, conduite par André de Longjumeau, un dominicain, gagne la Mongolie. Néanmoins, c’est seulement après Charlemagne que les « Européens » se reconnaissent comme les membres d’une vaste communauté « culturelle ». Dans le « Discours préliminaire » qu’il rédigea pour la dernière édition de son poème La Bataille de Fontenoy, Voltaire écrit : « Les peuples de l’Europe ont des principes d’humanité, qui ne se trouvent point dans les autres parties du monde ; ils sont plus liés entr’eux, ils ont des lois qui leur sont communes ; toutes les Maisons des souverains sont alliées ; leurs sujets voyagent continuellement, et entretiennent une liaison réciproque. Les Européens chrétiens sont ce qu’étaient les Grecs ; ils se font la guerre entr’eux ; mais ils conservent dans ces dissensions, d’ordinaire, tant de bienséance et de politesse, que souvent un Français, un Anglais, un Allemand qui se rencontrent, paraissent être nés dans la même ville[5. Voltaire : Le Poème sur la bataille de Fontenoy, gagnée par Louis XV, le 11 may 1745.] » Avant la Révolution, si les nations existent, le patriotisme demeure tout à fait étranger aux rapports entre les hommes. De ce point de vue, l’idéal de l’Européen, à cette époque, est incarné par le prince Charles-Joseph de Ligne, aujourd’hui de nationalité belge, mais, en son temps, d’essence trop aristocratique pour n’appartenir qu’aux princes : « J’ai six ou sept patries, Empire, Flandre, France, Espagne, Autriche, Pologne, Russie et presque Hongrie. […] Je pourrais presque aussi compter l’Écosse[6. « Je me suis bien trouvé d’être allemand en France, presque français en Autriche et wallon à l’armée. On perd de sa considération dans le pays qu’on habite tout à fait » : Lettre à la marquise de Coigny.] […]. » Quand M. Hollande entretient des relations rafraîchies avec M. Poutine, on évoquera la belle amitié qui unit notre prince et Catherine de toutes les Russies. Généreuse avec ceux qu’elle aimait, la tsarine fit don à son béguin au sang bleu de la Tauride[7. La Tauride n’est autre que la presqu’île de Crimée, et Iphigénie en Tauride, un opéra classique de l’Allemand Christoph Willibald Gluck.]. Ils s’y rendirent ensemble, au cours d’un voyage extravagant.
Puisque nous sommes en Russie, restons-y, dans la compagnie de Pierre le Grand, qui voulut que son empire se tournât vers l’Europe, alors que beaucoup préféraient qu’il regardât vers l’Asie. Il voyagea souvent incognito dans cette Europe qu’il admirait : Amsterdam, où il se fit charpentier de bateau, Londres, l’Allemagne, Vienne. En 1717, il se trouva à Paris, après la mort de Louis XIV. Le séjour de ce colosse de plus de deux mètres, aux manières brusques de grand seigneur de la Neva, nous est connu par le récit très détaillé qu’en fait Saint-Simon, l’admirable scribe-concierge de Versailles. « […] Il était allé dès huit heures du matin voir les places Royale, des Victoires et de Vendôme, et le lendemain il fut voir l’Observatoire, les manufactures des Gobelins et le Jardin du Roi des simples. Partout là il s’amusa beaucoup à tout examiner et à faire beaucoup de questions. […] Le vendredi 14, il alla dès six heures du matin dans la grande galerie du Louvre voir les plans en relief de toutes les places du roi, dont Asfeld avec ses ingénieurs lui fit les honneurs. […] Il visita ensuite beaucoup d’endroits du Louvre, et descendit après dans le jardin des Tuileries. […] On travaillait alors au Pont-Tournant. Il examina fort cet ouvrage, et y demeura longtemps. […] Le 16 mai, jour de la Pentecôte, il alla aux Invalides, où il voulut tout voir et tout examiner partout. Au réfectoire, il goûta de la soupe des soldats et de leur vin, but à leur santé, leur frappant sur l’épaule, et les appelant camarades. […] Il vit tout Versailles, Trianon et la Ménagerie. […] s’amusa fort tout le jour à Marly et à la machine. […] Mardi le 1er juin, il s’embarqua au bas de la terrasse de Petit-Bourg pour revenir par eau à Paris […] et il voulut passer sous tous les ponts de Paris. » Il quitte Paris le 20 juin fort heureux de son séjour, mais Saint-Simon note ceci, qui peut passer pour prémonitoire : « Le luxe qu’il remarqua le surprit beaucoup ; il s’attendrit en partant sur le roi et sur la France, et dit qu’il voyait avec douleur que ce luxe la perdrait bientôt. »
Les Anglais éprouvent pour l’Europe des sentiments… contrastés. Ce n’est pas le lieu de les juger. En revanche, on notera qu’ils sont à l’origine d’une tradition européenne de formation de l’esprit destinée aux classes supérieures, puis reprise par les artistes. Inventé à la fin du XVIIe siècle, le Grand tour connut une immense vogue au siècle suivant. C’était un voyage d’initiation sur le continent, principalement en Italie, patrie des arts et du goût. Un Anglais bien né se devait d’avoir visité Florence, Rome, Naples et Venise. À l’évidence, cela s’adressait aux garçons, mais on connaît au moins un exemple d’une Anglaise attirée par les lointains, et qui en ramena le plus savoureux des récits par lettres[8. Lady Mary Wortley Montagu : Je ne mens pas autant que les autres voyageurs, Payot.]. Lady Mary Wortley Montagu accompagne son ambassadeur de mari… à Constantinople. De 1716 à 1718, l’Anglaise sur le continent connaît tous les périls d’un très long voyage jusqu’au Bosphore, qui lui fait traverser la France, sous la Régence, l’Autriche, la Hongrie, frôler des précipices et, enfin, s’émerveiller (le mot n’est pas trop fort) de l’« exception culturelle » turque. Lady Mary, loin de s’effrayer du voile que portent les femmes, lui trouve au contraire bien des avantages. N’est-il pas le gage de la plus grande tranquillité des dames dans l’espace public ? Qu’on ne compte pas sur elle pour vilipender la société musulmane, à laquelle elle trouve bien des attraits. Si jamais quelque jour la Turquie est admise au sein de l’Europe, elle le devra aussi à la belle Anglaise.
André Fraigneau eut la malencontreuse idée, un jour de 1941, de prendre un train en compagnie de Marcel Jouhandeau, Robert Brasillach, Abel Bonnard, Pierre Drieu la Rochelle, Ramon Fernandez et Jacques Chardonne. Ces excellents écrivains français répondaient à une gracieuse invitation du bon Joseph Goebbels, maître de la propagande nazie. On s’étonnera toujours que des esprits d’un tel raffinement aient pu se laisser prendre à des combinaisons aussi dangereuses. Fraigneau, fort heureusement sorti du purgatoire par les « Hussards », revint à la littérature. Les éditions du Rocher ont publié en 2005 Escales d’un Européen, un recueil d’articles parus dans des revues. Il s’agit surtout de réflexions sensibles, amusées, savantes sans pédanterie, d’un flâneur salarié. Le regretté Pol Vandromme (1927-2009), qui aimait les réprouvés talentueux, a agrémenté ce livre d’une préface lumineuse, pleine de fantaisie, et cruelle avec justice contre l’esprit d’un temps (les années 1950), où régnaient l’esprit de sérieux, l’engagement, et la dénonciation : « Fraigneau [ignore] les sermons de Combat, le soliloque de Camus dans L’Étranger, le pataquès énigmatique de Sartre dans L’Être et le Néant, la poésie costumée d’Aragon qui habille le déserteur Thorez aux couleurs de la France patriote. » C’est un Français, qui se sent partout chez lui en Europe. Il ne porte qu’un maigre bagage de souvenirs, d’émotions, de mélancolie, un touriste, si l’on veut, mais sur le modèle du romancier selon Stendhal : il observe les alentours un miroir à la main, pour mieux s’y retrouver. Chez Fraigneau, l’Europe est encore une fête de l’esprit, un parcours initiatique, un retour sur des traces effacées, encore plus difficilement identifiables aujourd’hui que les mots, les références, les connaissances légères, gracieuses, nous font défaut. Il nous entraîne, l’esprit d’enfance en bandoulière, toujours prêt au pique-nique, à la chasse aux papillons et aux ombres, au saut dans les flaques. Du doigt, il désigne le parc Monceau, à Paris, la Haute-Auvergne, les toits de Bruxelles, les rives du Rhin, un masque du carnaval de Bâle, l’Acropole d’Athènes, la brume de Venise. Et même en Amérique, il n’oublie pas Goethe : la ville de Middletown lui rappelle Weimar.
Las ! Nous ne lisons plus Fraigneau et nos billets de banque ne rappellent rien. Nous sommes devenus des Européens aux semelles de plomb, et nous écrasons sous nos pas les dernières preuves du passage des hommes aux semelles de vent.[/access]
*Photo : Anne-Louis Girodet-Trioson, L’Enlèvement d’Europe.
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