L’essayiste, Stephen Smith, prévoit de grands bouleversements démographiques: en 2050, 450 millions d’Européens feront face à 2,5 milliards d’Africains. Malgré le possible développement économique de l’Afrique, l’attrait du Vieux Continent va attirer des millions de migrants en quête d’une vie meilleure. Et les Européens devront bien s’y adapter.
Causeur. Vous écrivez : « Nous sommes tous partie prenante dans le grand repeuplement en cours, soit comme des gens qui s’installent ailleurs, soit comme des gens qui reçoivent des étrangers. » Assistons-nous au « déménagement du monde », pour reprendre l’expression de Jean-Luc Mélenchon ?
Stephen Smith. Le monde déménage depuis longtemps, et l’Europe l’a fait la première. La nouveauté est que la généralisation de ce mouvement met fin à l’opposition entre les migrants, d’un côté, et, de l’autre, les sédentaires ou, si vous voulez, les autochtones. Maintenant, nous sommes tous des migrants. Même sans bouger d’un pouce, tout simplement parce que le quartier ou la ville où nous vivons change si vite et si profondément que l’on peut avoir l’impression de s’être installé ailleurs. Sur le plan politique, cela veut dire que dresser les uns contre les autres n’a pas de sens. C’est de la démagogie.
Mais il y a une grande différence : le migrant choisit de partir, alors qu’on ne demande pas son avis à celui qui accueille et qui, très souvent, subit le processus.
Je ne vois pas cela ainsi. Les privilégiés de ce monde voyagent, ils ne migrent pas. Ils vont quelque part puis rentrent chez eux. Voilà la globalisation heureuse. D’autres partent dans des circonstances dramatiques ou parce qu’ils cherchent de meilleures chances de vie, pour eux-mêmes et leurs enfants. Du point de vue de ceux qui les accueillent, la question est de savoir dans quelles conditions l’immigration se produit, acceptables ou inacceptables. Je suis très clair sur un principe : « On ne fait pas le compte sans l’hôte », c’est-à-dire que les nationaux – tous ceux qui sont liés à un État par un contrat de citoyenneté, quels que soient leurs aïeux ou leur couleur de peau – décident qui s’installent chez eux.
En 1983, il y avait environ 80 000 demandeurs d’asile en Europe de l’Ouest ; en 2016, 1,2 million.
Mais, à vous lire, les migrations massives sont un fait inéluctable : peu importe la raison – survivre ou mieux vivre – les Africains sont en train de bouger et nous sommes obligés de les accueillir.
Oui, dans la mesure où – et c’est le deuxième principe sur lequel j’insiste – la frontière n’est pas une barrière baissée ou levée, mais un espace de négociation entre voisins qui ne peuvent pas se désintéresser des problèmes de l’autre. Non, dans la mesure où l’Europe n’est pas condamnée à accepter une migration dont l’acte inaugural est un abus de confiance. En 1983, il y avait environ 80 000 demandeurs d’asile en Europe de l’Ouest ; en 2016, 1,2 million. La situation du monde a-t-elle si dramatiquement empiré entre-temps ? L’Afrique est-elle plus malheureuse aujourd’hui, après une vague de démocratisation et un début de prospérité, que dans les années 1980 ? La réponse est évidemment : « non ».
Dans ces conditions, quel est le sens du droit d’asile, inventé pour protéger les victimes des persécutions politiques ?
Le droit d’asile a volé en éclats, à l’été 2015, quand l’Allemagne a ouvert ses frontières, et ainsi renoncé à un droit souverain, pour laisser entrer sans contrôle plus d’un million de migrants. La preuve : en 2016, les tribunaux allemands ont débouté 91 % des demandes d’asile, souvent au titre – contestable – de la règle de Dublin, qui exige que le migrant demande l’asile dans le pays où il est entré dans l’UE. Depuis, Angela Merkel ne cesse de payer la facture politique de sa décision et la situation des migrants est devenue absurde. Faute de pouvoir les expulser, on les parque dans un no man’s land juridique en leur délivrant des Fiktionsbescheinigungen, des « attestations de fiction », comme titres de séjour provisoire. Mais le droit d’asile n’est pas seul à avoir été vidé de son sens. Aujourd’hui, seulement 2 % des réfugiés dans le monde bénéficient d’une solution permanente, c’est-à-dire qu’ils peuvent retourner dans leur pays d’origine parce que la paix y est revenue ou sont installés définitivement dans un pays refuge ; 98 % sont « gérés » dans des camps où, certes, on les nourrit et soigne, mais où ils ne sont plus maîtres de leur vie. Au mieux, ils finissent par se perdre dans la nature, comme les demandeurs d’asile déboutés en Allemagne. Autant dire que les catégories dans lesquelles nous pensons la migration n’ont plus prise sur la réalité.
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Si cette condition se généralise, on peut légitimement s’inquiéter du devenir de l’humanité. Sauf à considérer que le tourbillon permanent soit une forme désirable de la condition humaine…
Ce « tourbillon » est lié à des conditions précises, à la fois démographiques et économiques. L’Afrique va seulement répliquer ce que d’autres parties du monde ont vécu avant elle. À la fin de la transition démographique, c’est-à-dire du passage de familles nombreuses et d’une forte mortalité à des familles plus restreintes et une espérance de vie plus longue, des raz-de-marée migratoires se sont produits partout dans le monde. Par exemple, entre 1975 et 2010, le nombre des Mexicains a doublé – de 60 à 120 millions – et ils sont partis si nombreux aux États-Unis qu’avec leurs enfants ils représentent aujourd’hui 10 % de la population américaine. Avant eux, entre 1850 et la Première Guerre mondiale, 60 millions d’Européens – sur 300 millions au début du XXe siècle – ont émigré, dont 43 millions aux États-Unis. Sans vouloir affoler personne, je dis en substance que, comme chaque famille européenne avait naguère un oncle d’Amérique, chaque famille africaine aura dans deux générations un neveu ou une nièce d’Europe. L’Europe va s’africaniser, c’est inexorable.
L’Européen statistique sera vieillissant, les cinq Africains en face seront dans la fleur de l’âge. Nul besoin d’un dessin.
Si on a affaire à des phénomènes échappant à la volonté humaine, pourquoi ne pas cesser de faire semblant et dire clairement que les citoyens d’un État ne peuvent choisir collectivement qui ils accueillent ?
Parce que le libre arbitre existe, mais ne s’exerce pas dans le vide, sans contraintes. Oui, les Européens ont leur mot à dire sur qui entre chez eux ; c’est pourquoi il est si important qu’ils se mettent d’accord sur des règles d’admission qui relèvent de la gestion de la cité – de la politique – et non du partage entre le Bien et le Mal. L’Europe ne prouve pas qu’elle a une « âme » parce qu’elle laisse des migrants entrer sur son territoire, pas plus qu’elle ne perd son âme en bloquant des migrants à ses frontières. Mais cette décision doit tenir compte des réalités. Il y a aujourd’hui 500 millions d’habitants dans l’UE, et 1,3 milliard d’Africains dont 40 % ont moins de… 15 ans ! L’Europe – 7 % de la population mondiale – représente la moitié des dépenses pour la sécurité sociale sur la planète, dont elle est l’espace le plus protégé. L’Afrique, en revanche, est seulement sur le point de sortir massivement du royaume de la nécessité. Sa classe moyenne émergente vient seulement d’acquérir les moyens pour quitter le continent à la recherche d’une vie meilleure. En 2050, dans moins de deux générations, 450 millions d’Européens feront face à 2,5 milliards d’Africains. L’Européen statistique sera vieillissant, les cinq Africains en face seront dans la fleur de l’âge. Nul besoin d’un dessin.
Reste que les Français ont le sentiment que cette question a été soustraite à la délibération démocratique depuis une vingtaine d’années. Ils rejettent massivement l’islam radical, mais le subissent…
Attention à ne pas confondre démocratie et populisme ! Aux États-Unis, Trump a été élu en partageant le fantasme d’une « invasion » qui n’aura pas lieu. Depuis 2010, il y a plus de Mexicains qui repartent qu’ils n’en arrivent. Trump a gagné parce que les « petits Blancs », comme on dirait en Afrique, se sont révoltés contre la perte de leur prime impériale. Il y a deux, trois générations, le simple fait d’être né en Amérique ou en Europe leur garantissait une prospérité assez confortable : une voiture, un petit pavillon de ville, le consumérisme… Mais c’est fini. Maintenant, les « petits Blancs » sont exposés à la concurrence des Chinois, des Indiens, des Turcs, des Brésiliens… Ils sont les perdants de la mondialisation et en veulent aux migrants, que des démagogues leur offrent en boucs émissaires. Comme l’a montré François Bourguignon dans La Mondialisation de l’inégalité (Seuil, 2012), si le fossé entre pays riches et pays pauvres tend à se rétrécir, c’est maintenant à l’intérieur de chaque société que les inégalités explosent. C’est aussi vrai pour l’Afrique : je pourrais vous emmener dans des quartiers à Johannesburg, Kinshasa, Lagos ou Abidjan qui sont si opulents qu’ils vous transformeraient instantanément en ennemis de l’aide publique au développement. Si l’élite nationale se soucie si peu de ses concitoyens, pourquoi le monde extérieur devrait-il subventionner son indifférence ?
En plus des clivages sociaux, vous revenez longuement sur les clivages générationnels. Ainsi, la coupure jeunes/vieux créerait des tensions au sein des sociétés africaines. Pourquoi ?
En Afrique, traditionnellement, le principe de séniorité confère un surcroît de pouvoir, de prestige et de richesse matérielle aux « anciens », notamment aux hommes, au détriment des jeunes et des femmes. Cette coupure est fondamentale. Il est difficile de comprendre l’Afrique contemporaine si l’on ne tient pas compte de la remise en question du privilège de l’âge. Ainsi, la révolution pentecôtiste a-t-elle changé la donne au sud du Sahara parce que les églises born again ont permis aux jeunes et aux femmes de « renaître » en s’émancipant des anciennes contraintes, grâce à un allié de poids : Dieu, à la tête des « frères et sœurs dans la foi » en lieu et place de la parentèle. Sous des dehors religieux, une révolution sociale s’accomplit.
En Europe, un discours économiste nous explique que nous manquons d’actifs pour payer les retraites et qu’il faut donc faire venir des jeunes de l’étranger. N’est-ce pas une vision très mécanique qui ignore la dimension anthropologique des sociétés ?
L’idée de pouvoir importer des « bras » et des « cerveaux » est inhumaine. Les gens qui viennent aspirent au bien-être comme tout le monde. Or, le patronat a vendu à la société une sorte de « taylorisme biologique » qui les coupe en morceaux. En fait, il s’agit de socialiser le coût de leur intégration tout en privatisant le profit de leur travail. La soi-disant contrainte démographique, qui obligerait le Vieux Continent à faire venir de jeunes Africains, est tout autant un marché de dupes. L’immigration est un choix. Ce n’est pas une obligation. Depuis le début du XXe siècle, les Européens ont gagné trente ans de longévité. Donc, même si l’on ne veut pas faire plus d’enfants, on peut aussi choisir de partir plus tard à la retraite, sans parler du fait que l’immigration n’est pas un « échange standard » d’habitants et que la robotisation réduit le nombre d’emplois.
J’aurais du mal à reprocher aux Africains de ne pas troquer le tribalisme pour le nationalisme en pleine mondialisation…
Emmanuel Todd attribue d’étonnantes vertus au vieillissement démographique et prévoit notamment la démocratisation de pays comme l’Iran. Cet ex-marxiste a remplacé l’économie par la démographie comme variable surdéterminante. Y a-t-il une fatalité démographique ?
La démographie et l’économie vont ensemble : la richesse nationale se divise par le nombre d’habitants, c’est tout le problème de l’Afrique dont la croissance démographique a noyé tous les progrès accomplis dans une masse humaine toujours plus grande. Maintenant il est vrai que la démographie a souvent servi à susciter des peurs malthusiennes ou à prédire des « invasions ». Ce n’est pas mon propos.
Mais vous récusez aussi l’idée d’une voie de développement rectiligne que tous les pays devraient emprunter.
Absolument ! Le développement n’est pas unilinéaire. Sans passer par la téléphonie filaire, l’Afrique a directement adopté le mobile. Sur le continent, j’observe une simultanéité de temps historiques qui, ailleurs, se sont succédé. Au Kenya, l’habitant d’une paillote se sert de son téléphone mobile pour des transactions bancaires plus facilement qu’un Européen. Cela ne fait pas du Kenya un pays aussi développé que les États-Unis ou la France. Mais le Kenya, comme toute l’Afrique, n’est pas « arriéré ». Il est ailleurs. L’Europe des huttes ne connaissait ni le portable ni la banque en ligne.
Vous ne pouvez nier que les pays africains et arabes ont un rapport problématique à l’État-nation. Soixante ans après la décolonisation, la greffe entre un peuple et des structures politiques porteuses de légitimité n’est que trop rare dans cette région du monde.
Moi aussi, j’ai un rapport problématique à l’État-nation. J’accepte les droits et les devoirs de ma citoyenneté, mais je suis mal à l’aise avec le « sentiment national » d’une sorte de grande tribu. J’aurais du mal à reprocher aux Africains de ne pas troquer le tribalisme pour le nationalisme en pleine mondialisation… Je comprends, bien entendu, que vous visez la capacité institutionnelle des États africains. Il me semble qu’elle s’est considérablement renforcée depuis les indépendances même si, souvent, elle laisse encore à désirer. Mais l’État français existait aussi longtemps avant que Louis XIII ne prononce la phrase : « Je dois plus à l’État qu’à ma famille. » Les logiques institutionnelles ont beaucoup de mal à s’imposer, et pas seulement en Afrique. Connaissez-vous beaucoup de journalistes en France qui ont trouvé leur emploi en répondant à une petite annonce ?
Chaque fois qu’on avance une explication aux difficultés de l’Afrique, vous répondez qu’il n’y a pas de problème…
Bien sûr qu’il y a des problèmes. Mais le problème n’est jamais que la moitié négative d’un défi. L’autre moitié est l’opportunité pour retourner la situation. C’est comme la migration à laquelle l’Europe devra faire face. Ce n’est ni un cadeau du ciel ni une catastrophe, mais un défi à relever.
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