« Union bancaire : Berlin et Paris relancent l’Europe » : alors que nous mettions la dernière main à ce numéro intitulé « L’Europe, c’est fini ! », la « une » du Monde, le 20 décembre, nous a fait penser à l’une de ces blagues où l’on ne sait pas si le fou est celui qui se prend pour Napoléon ou celui qui n’y croit pas. Et l’éditorial ne nous a guère rassurés sur notre état mental : « C’est un bon jour pour l’Europe, pouvait-on y lire. L’accord sur l’Union bancaire, acquis tard dans la soirée du mercredi 18 décembre à Bruxelles, marque une avancée importante dans l’intégration européenne. » Proche de l’exaltation, le grand quotidien français saluait « un saut de souveraineté comme l’UE n’en a pas connu depuis longtemps», concluant péremptoirement que ce saut était le « bienvenu ». Bienvenu pour qui, au fait ? [access capability= »lire_inedits »]
Remarquons d’emblée que, d’après Le Monde lui-même, cette merveilleuse avancée dans l’intégration résulte des efforts conjoints de « Berlin et Paris », c’est-à-dire des deux pays les plus puissants de l’Union européenne. En somme, deux vieilles nations se mettent d’accord, sur la base d’intérêts communs, pour réguler un secteur économique qui, depuis quelques années, semble précisément échapper à tout contrôle politique. Et on nous explique qu’il s’agit d’un « saut de souveraineté » ? Mais qui est fou ?
On ne discutera pas ici des bienfaits, certainement innombrables, de l’Union bancaire. On ne s’interrogera pas non plus sur la faisabilité d’un mécanisme prévoyant qu’une banque allemande pourra être sommée de payer pour sauver une banque grecque de la faillite. On se gardera d’ironiser sur les clauses en petits caractères prévoyant que, jusqu’en 2026 (!!!), « on reste dans le champ national ». On oubliera, enfin, pour la commodité du raisonnement, que la mise en œuvre du dispositif est subordonnée à la conclusion, en 2014, d’un grand traité intergouvernemental entre les vingt-huit membres de l’Union – perspective qui, paraît-il, n’enchante guère le Président de la République, allez savoir pourquoi. Voilà en tout cas qui nous promet quelques manchettes lyriques, pour les jours où l’on aura collectivement accepté des « sauts de souveraineté », et d’autres, alarmistes ou franchement apocalyptiques, pour ceux où il faudra constater que les « égoïsmes nationaux » ont la vie dure. Car voyez-vous, les nations sont égoïstes, c’est là leur moindre défaut.
L’Europe est sauvée, donc. Peut-être n’accordons-nous pas à l’événement l’importance qu’il mérite, mais à notre décharge, il se produit en moyenne une trentaine de fois par an. Et puis, cette fois, on n’a pas eu droit à la dramaturgie des palabres bruxellois avec portes qui claquent le soir, déclarations dramatiques dans la nuit et réconciliation au petit matin, quand les cernes et les barbes naissantes attestent des heures où l’on dansait à côté du précipice. On ne saurait complètement exclure que le « fonds européen de résolution des banques », l’usine à gaz supposée sauver de la faillite les banques qui auraient forcé sur le crédit comme leurs clients sur la boisson, dont la création a été entérinée le 18 décembre par les ministres des Finances, finisse par voir le jour.
Disons que dans la catégorie « un grand jour pour l’Europe », celui-ci fait partie des petits. « Ce que nous avons fait cette nuit est très important », a sobrement commenté Michel Barnier, « notre » commissaire préposé aux services financiers. Dans le registre « Je dirais même plus », Pierre Moscovici a été parfait : « C’est un jour très important pour l’Europe », a-t-il renchéri. « Très important » : sur l’échelle de Richter de l’euro-lyrisme, on est à peine à la moyenne. Ces deux estimables responsables, dont on a peine à se rappeler qu’ils représentent des camps politiques opposés, appartiennent pourtant au parti des dévots. On ne sait pas quand et où la vérité leur a été révélée, à eux et aux autres zélotes du messianisme fédéraliste, mais elle ne se discute pas. L’Europe ou la guerre, ils y croient pour de bon. Et s’il leur arrive de se montrer un peu fanatiques sur les bords, s’ils ont parfois des manières d’inquisiteurs s’efforçant de faire abjurer des hérétiques, c’est pour le salut de leurs semblables. Qu’ils se rassurent, s’il faut choisir entre la guerre et la paix, la misère et la prospérité, l’égoïsme et la générosité, même à Causeur, on n’hésitera pas.
Ce n’est pas par hasard si le vocabulaire qui vient spontanément à l’esprit, s’agissant de l’Europe, est celui de la religion. Que des gens par ailleurs fort raisonnables s’obstinent, contre toute évidence, à annoncer à leurs concitoyens, qui n’en demandent pas tant, la bonne nouvelle de la disparition prochaine de leurs antiques nations, ne s’explique que par leur adhésion à une forme de croyance échappant largement à la rationalité. Pour autant, on n’a pas affaire à une religion conquérante : c’est même tout le contraire. Les vrais croyants ressemblent plutôt aux membres d’une secte dont la passion se radicalise à mesure que leur nombre se réduit. Mais paradoxalement, nombre d’anciens adeptes, quoique désabusés, continuent de psalmodier les articles de la foi européenne, comme s’ils n’avaient conservé de celle-ci que la peur de rôtir en enfer. Les partis dits « de gouvernement » – puisqu’ils gouvernent – se sont tellement habitués à proclamer que l’Europe est notre avenir, et même notre seul avenir possible, qu’ils n’ont plus d’autre logiciel pour penser le monde. Beaucoup, dans leurs rangs, n’y croient plus mais peu importe, ils continuent à ânonner que l’Europe, c’est le bien. Et, dans la foulée, à dénoncer les frileux, peureux et grincheux prêts à se retrancher derrière ces improbables lignes Maginot qu’on appelait autrefois « frontières ».
Le hic, c’est que les mauvais coucheurs sont devenus si nombreux que ce sont les euro-béats qui finiront par passer pour hérétiques. On n’en est pas encore là. Qu’on l’appelle souverainiste, populiste ou nationaliste, voire « néocons », comme l’a aimablement fait Le Point, l’eurosceptique trimballe toujours sa mauvaise réputation et, sauf aux Pays-Bas, reste généralement cantonné aux marges protestataires des systèmes politiques. Mais à force de trépigner, il pourrait bien renverser la table, par exemple en envoyant à Strasbourg des députés européens très peu européens lors des élections de mai 2014. De plus, dans le fonctionnement de nos vieilles démocraties, l’obstination avec laquelle les gouvernants refusent d’entendre le message martelé par les gouvernés finit par faire mauvais genre. En France, depuis qu’il a failli perdre le référendum sur le Traité de Maastricht, le parti de l’Europe a tout essayé, de la menace à la fameuse « pédagogie ». En 2005, après la victoire du « non » au référendum sur la Constitution européenne, il a fait comme s’il n’avait rien entendu, espérant sans doute que la raison ou la lassitude finiraient par l’emporter. Las !
Changer le peuple s’est avéré moins facile que prévu. Et les peuples d’Europe, décidément, ne veulent pas de cette Europe fédérale dans laquelle ils soupçonnent, non sans raison, qu’on les invite à disparaître. En conséquence, si l’on se contente d’observer prosaïquement les évolutions politiques, la messe est dite : l’Europe, c’est fini ! Toutefois, nous ne sommes pas en train d’annoncer – et ne souhaitons nullement d’ailleurs – l’explosion en vol de la fusée bruxelloise.
Nous nous contentons de constater ce que n’importe qui peut voir à l’œil nu : l’Europe politique des « pères fondateurs », appellation performative employée par ceux qui partageaient leur rêve, n’est pas advenue et n’est pas près de l’être. On peut s’en réjouir ou s’en désoler : il devrait être difficile de le nier.
Reste à essayer de comprendre pourquoi. Après tout, dans l’« Europe année zéro » de 1945, dévastée par la guerre et par la conscience de ses crimes, l’idée de créer un vaste ensemble permettant de dépasser des nations qui avaient pour le moins failli était légitime, peut-être même enthousiasmante. Certes, chaque pays avait une histoire singulière, mais justement, on en avait soupé de l’Histoire et de ses passions mauvaises. Pour en finir avec le passé, le droit serait notre code, la démocratie notre culte. Comment un Français ou un Allemand ayant connu deux guerres dévastatrices aurait-il pu résister à cette promesse ?
Seulement, essayez de fonder une religion dont Habermas serait le prophète. On conviendra que ce n’était pas gagné d’avance. En tout cas, ça n’a pas marché, ou plutôt ça a marché tant que l’Europe est restée une communauté de nations liées par des engagements mutuels, autrement dit jusqu’à ce qu’elle se mette à faire du fédéralisme non pas sans le savoir, mais sans le dire. On avait oublié un léger détail qui est que, jusqu’à preuve du contraire, la Cité, c’est la nation.
Autrement dit, pour qu’un habitant de Brest accepte de payer les écoles destinées aux enfants de Prague ou de Larnaca, il ne suffit pas que tous se sentent héritiers de la même civilisation, il faut qu’ils aient le sentiment d’appartenir à la même collectivité. Et le miracle n’a pas eu lieu : l’édifice institutionnel et économique européen n’a pas accouché de la nation Europe.
Le plus triste, c’est que c’est plutôt le contraire qui s’est produit. Là où on espérait que la chaleur des nations se diffuserait à l’étage européen, c’est la froideur de cette Europe procédurale qui a en quelque sorte contaminé les nations, que leurs dirigeants, comme happés par la fatigue d’être soi, ont peu à peu cessé de gouverner pour se contenter de les gérer. En somme, nous avons peu à peu lâché la proie de nos vieux pays pour l’ombre d’une construction sans âme.
On dira que la France, l’Allemagne et les autres n’ont pas cessé d’exister. Un peu tout de même, dès lors qu’elles se sont dépouillées de l’un des premiers attributs de la souveraineté : la monnaie. Sur le plan monétaire, la souveraineté européenne est un mythe et la souveraineté nationale un souvenir – sauf pour les Allemands. Il faudra bien sortir de cette situation périlleuse où l’euro apparaît comme une excroissance fédéraliste dans un paysage qui redevient de plus en plus national. En effet, depuis 2005 et plus encore depuis la crise financière de 2008/2009, les nations sont de retour. Toujours sans le dire. On continue à parler européen, mais on fait de la politique à l’ancienne, c’est-à-dire aux rapports de force. En réalité, l’Europe de 2013 évoque fortement le « concert des nations » de 1815, quand les rivalités entre puissances déterminaient l’équilibre du Continent.
Autant dire qu’il ne sert plus à grand-chose de répéter « l’Europe ou le chaos », comme si la peur de l’inconnu pouvait être le moteur de l’action politique. Il ne s’agit pas non plus de faire croire à des peuples gavés de fariboles en tous genres que l’on défera en un tournemain ce qui a été fait en plus d’un demi-siècle. Les gouvernants européens et ceux qui aspirent à le devenir doivent cesser de se bercer de l’illusion que l’institutionnel pourrait congédier le réel, car c’est cette prétention qui nourrit la défiance croissante des peuples pour leurs élites.
Et c’est sans doute dans ce divorce que réside le principal danger qui guette nos vieilles démocraties. Autrement dit, si nous ne voulons pas avoir et l’Europe et le chaos, il s’agit moins de détruire que de cesser cette folle course en avant. Une nouvelle aventure collective s’offre à nous. La nation est une idée neuve en Europe. Et un jour, qui sait, la France sera une idée neuve en France.[/access]
*Photo: SAUTIER PHILIPPE/SIPA. 00636024_000037.
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