Dans un article intitulé « Une Europe plus laïque, divisée par la croix » le New-York Times s’interroge sur le déni des « racines chrétiennes » de l’Europe par les autorités politiques de l’Union.
Le NYT évoque un épisode éminemment significatif, mais peu commenté dans les médias français. En novembre dernier, la Commission européenne a ordonné qu’on retire les symboles religieux qui décoraient des euros commémoratifs célébrant le 1150ème anniversaire de l’arrivée de Cyrille et Méthode en Slovaquie, où ils apportèrent le christianisme : les croix et les auréoles entourant les deux saints étaient jugés incompatibles avec le principe d’une Union laïque, bureaucratique, et culturellement neutre. Tout un symbole, quant on sait que les deux saints avaient étés sacrés co-patrons de l’Europe par Jean-Paul II en 1985.
La décision a provoqué un tollé chez les élites religieuses et politiques du pays, à tel point que la Commission européenne a finalement dû s’incliner. L’archevêque de Bratislava Zvolensky s’est insurgé contre ce « sécularisme militant », déclarant : « il y a dans l’UE un mouvement qui veut imposer une neutralité religieuse absolue et récuse toute forme de tradition chrétienne ».
En réalité, il s’agit moins de « christianophobie », que d’un rejet général de toute forme d’héritage, qu’il soit religieux, culturel ou philosophique : l’Union Européenne se veut avant tout un espace politique post-historique où les individus, jouissant de la liberté suprême de ne pas avoir de passé, ne seraient unis que par les seuls liens du libre-échange et de la démocratie représentative.
D’où cette « Europe divisée par la croix » décrite par le quotidien américain. D’un côté, les pays d’Europe de l’Ouest, la France et le Royaume-Uni[1. Où un récent sondage indique que davantage de personnes croient aux extra-terrestres qu’en Dieu.] en tête, où la religion comme affaire privée et la neutralité axiologique de l’Etat[2. Assumée par l’Etat libéral anglo-saxon, la neutralité axiologique règne aussi en France puisque la République ne reconnaît que des individus égaux en droits unis au sein d’une communauté nationale érigée au rang de mythe.] sont des dogmes unanimement acceptés. De l’autre, les pays récemment sortis du bloc soviétique, où la religion imprègne encore fortement le tissu social, ont encore la prétention de rester dans l’histoire et s’entêtent à défendre leur identité nationale.
À sa création, l’UE, influencée par les démocrates-chrétiens (Gasperi, Adenauer, Schuman, Spaak) baignait dans des références historiques aussi bien païennes (le mythe d’Europe, entre autres) que chrétiennes qui exprimaient la volonté de s’inscrire dans un projet historique spécifique.
Le drapeau de l’Union, dessiné par Arsène Meitz, un catholique français, fait ainsi ostensiblement allusion au manteau bleu de la Vierge Marie et à sa couronne de 12 étoiles. Aujourd’hui, cette évidence a été réinterprétée dans un sens purement profane par la bureaucratie bruxelloise, qui lui dénie tout caractère religieux : « il symbolise l’idéal d’unité, de solidarité et d’harmonie », explique un fonctionnaire.
Dans ce reniement, la France est plus que jamais le coq de l’évangile. Ainsi était-ce Jospin, qui, en 2001, avait insisté pour que la référence à l’héritage « religieux » de l’Union soit effacée du projet de Constitution et remplacée par la simple mention d’une « conscience spirituelle et morale » délestée de tout héritage historique européen. Même les pauvres Grecs se sont vu refuser l’entrée dans la Constitution européenne, alors que leur héritage philosophique et civilisationnel est peu suspect de récupération ethnique ou religieuse, et moins « clivant » que la référence chrétienne. Dans une tribune publiée par Libération en 2004, plusieurs intellectuels, dont Paul Thibaud et Philippe Raynaud, s’indignaient de l’« hyperdémocratisme autosuffisant de nos éminences » après le rejet par les bureaucrates d’une phrase de Périclès sur la démocratie qui devait servir d’exergue à la Constitution, sous prétexte que la démocratie athénienne n’était pas assez « morale » (il y avait des esclaves, et les femmes ne votaient pas : ah les salauds !).
Ce rejet des différentes strates de l’histoire européenne est sans doute symptomatique de la victoire de la stratégie économiste à la Monnet sur le rêve d’une Europe culturelle. Depuis la création de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier dans les années 1950, la construction européenne s’est appuyée sur l’économie plutôt que sur un legs culturel, philosophique ou religieux. La main invisible plutôt que l’identité, tel est le credo artificialiste de l’UE.
Résultat, le déni de ses racines a fait de l’UE un « monstre froid », sans mémoire et sans âme, dirigé par une élite acculturée, qui invente une mythologie et des veaux d’or, comme la monnaie unique, pour pallier à ce déracinement.
Peu de médias l’ont relevé mais Angela Merkel a récemment déclaré : « Nous n’avons pas trop d’Islam, nous avons trop peu de christianisme », soulignant ainsi que la menace ne vient pas d’un ennemi extérieur selon elle fantasmé, mais du refus de l’identité chrétienne du vieux continent. Cette révision de sa propre histoire est particulièrement prégnante en France. Dans le culte hexagonal de la repentance, le « sanglot de l’homme blanc » (Bruckner) qui nous pousse à réécrire l’histoire suivant nos catégories morales d’aujourd’hui, peut-être faut-il voir la conséquence d’une conception laïcarde de la société qui confine à la haine de soi. Contre cette amnésie, nos partenaires allemands cultivent une vision plus « romantique » de l’identité européenne, où du moins « hégélienne » : les institutions s’enracinent dans un monde vécu et une histoire. À ce titre, les piliers chrétiens pourraient davantage emporter l’adhésion des peuples que toutes les déclarations des droits possibles et imaginables.
Telle serait la voie de salut possible pour la crise de civilisation européenne : chercher non plus le comment de l’Europe, mais son pourquoi.
Plus que jamais, le passé est l’avenir de l’Europe.
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