La chute de l’empire européen


La chute de l’empire européen
Réfugiés bloqués à la frontière entre la Hongrie et la Serbie (septembre 2015). Sipa. Numéro de reportage : 00723425_000001.
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Réfugiés bloqués à la frontière entre la Hongrie et la Serbie (septembre 2015). Sipa. Numéro de reportage : 00723425_000001.

Désintégration, naufrage, chute, délitement, impuissance, aboulie : quand on veut mettre l’Europe en une, on hésite entre deux registres sémantiques, celui de la catastrophe et celui de la pathologie. Même les meilleurs croyants ne peuvent ignorer que leur belle chimère de tous les peuples d’Europe (en attendant ceux du monde) se donnant la main pour aller vers un avenir radieux délivré des guerres et des « égoïsmes nationaux » est dans les choux.

Vue d’en bas, l’Europe évoque une sorte d’adjudant-chef tatillon qui se mêle de tout, vous impose des règles absurdes pour vous nourrir ou vous habiller et vous oblige à garder l’arme au pied face au danger. Et vue d’en haut c’est une débandade dans laquelle chacun essaie de sauver ses propres meubles – les fameux « égoïsmes nationaux ». Dans Le Monde, Arnaud Leparmentier se désole de ce que « la pression des populistes » empêche les gouvernements « de prendre les mesures nécessaires radicales pour répondre à la situation : davantage d’Europe ». Oui, peut-être que dans le monde merveilleux des correspondants bruxellois, il existe une Europe agissante, puissante dont on aimerait qu’il y en ait davantage. Dans la vraie vie, depuis cinquante ans, plus il y a d’Europe, moins il y a de politique. Confrontée à des tensions internes et à des menaces externes grandissantes, l’Europe apparaît désarmée, stratégiquement, politiquement et moralement. Pour tout dire, au moment où elle serait le plus nécessaire sous la forme d’une union d’États œuvrant ensemble pour leurs intérêts communs, elle est aux abonnés absents. Et on découvre avec effarement qu’elle a miné (ou en l’occurrence déminé) l’étage du dessous.

Il est significatif que ce soit la crise migratoire, et non pas les tensions monétaires et financières, qui ait eu la peau de l’unité européenne. Une fois de plus, les questions identitaires sont bien plus existentielles que les problèmes économiques. On dira qu’il y a un lien entre le marché roi, le chômage de masse et l’islam radical. Peut-être, mais je peux m’accommoder de plus de libéralisme, pas de plus d’islamisme. Et je suis prête à me battre pour la laïcité, pas pour l’ISF (ni contre d’ailleurs).

Or, la première des questions identitaires c’est la frontière qui permet non seulement de définir ce qu’on est, mais de le défendre.[access capability= »lire_inedits »] Et quoi qu’en pensent les rienàvoiristes[1. Délicieux terme que j’emprunte à Jean Birnbaum.]), il y a au moins un lien entre crise migratoire et terrorisme djihadiste, c’est que les deux ont révélé aux Européens qu’ils n’avaient plus de frontières pour les protéger. Formellement, les illusions européistes se sont fracassées dans la nuit du 6 ou 7 mars, quand Angela Merkel s’est offert un petit dîner en tête à tête avec le Premier ministre turc Ahmet Davutoglu[2. En fait il y avait le Premier ministre hollandais mais il devait être là pour faire de la figuration.]. Il n’y fut pas question de romance en coulisse, mais d’un marchandage sur les réfugiés, les Turcs acceptant, moyennant finances, gracieusetés diverses et pudique cécité sur leurs turpitudes, d’effectuer eux-mêmes le choix – on n’ose écrire le « tri » – de ceux qui seront autorisés à franchir les portes de l’Eldorado.

Les commentateurs n’ont pas eu de termes assez durs pour dénoncer cet accord qui ne laisse aucune place, il est vrai, à la poésie humanitaire. Ils ont peu noté la faiblesse des protestations gouvernementales sur le fond de l’accord, comme si, dans les chancelleries, on se disait qu’Angela Merkel avait fait le sale boulot sans salir les mains des autres. Après des mois d’atermoiements en ordre dispersé qui n’ont en rien tari le flux des migrants ni permis de trouver la moindre solution pour le million et demi d’entre eux qui ont déjà déposé une demande d’asile dans l’Union, cet accord constitue une première tentative d’ériger une digue et de ralentir le rythme des arrivées. Et aussi moralement déplorable soit-il, il semble avoir soulagé les vassaux de madame Merkel qui n’ont pas moufté après le putsch de la chancelière, à l’exception de moult criailleries « de source anonyme ».

On pourrait en conclure que l’Europe, ça marche quand il y a un patron. Dans ce cas cela s’appelle un empire, et ça ne marche que quand les intérêts de la métropole et celui de ses lointaines provinces convergent. Ce qui n’est le cas dans aucun des grands dossiers du moment. Il y a donc pas mal de raisons de penser qu’après la décadence (qui, dans le cas de la « construction européenne », a commencé très vite après sa naissance), nous sommes déjà en train de vivre la chute de l’empire européen.

Si certains s’obstinent à nier l’existence de toute relation entre crise migratoire et terrorisme, c’est que l’immigrationnisme est au cœur du rêve européiste. Comme l’a magnifiquement montré Alain Finkielkraut, l’Europe n’existerait qu’en cessant d’exister pour accueillir. Et comment résister à la séduction des mots « ouverture », « accueil », « hospitalité » ? Il faut s’empresser de préciser que le lien entre migrants et terroristes n’est pas individuel, même si quelques futurs meurtriers – qui passeraient de toute façon – se glissent dans le flux. Le djihadisme se nourrit du salafisme qui se nourrit d’un certain islam en ascension en Europe, qui se nourrit d’une immigration massive et subie que nous n’avons pas su intégrer, préférant adopter subrepticement un multiculturalisme qui consiste à ne demander aucun effort d’adaptation aux arrivants. Et on voit mal comment on ferait mieux avec un rythme d’arrivées décuplé par la guerre en Syrie. « Au Royaume-Uni, s’étrangle encore Leparmentier, les attentats de Bruxelles sont récupérés par les europhobes de UKIP, qui ont assuré que “des frontières ouvertes mettent nos vies en danger”. » Les salauds.

Certes, il ne faut pas pour autant renoncer à accueillir, ni à offrir à ceux que nous accueillons le « rêve européen » – car vues d’ailleurs, la liberté et la paix dont nous jouissons sont encore un rêve. Mais, comme le dit le chercheur hollandais Paul Scheffer (pages 40-44), puisque nous donnons beaucoup (et pas seulement le droit de séjourner dans un camp de réfugiés), nous pouvons donner seulement à peu. C’est triste, mais c’est ainsi. Au lieu de dispenser des leçons de morale aux dirigeants de l’Est européen, on ferait mieux de se demander jusqu’à quel point on peut contraindre les peuples de l’Ouest à « l’ouverture » (sous toutes ses formes) sans voir les fractures internes aux sociétés s’aggraver.

Il y a un an ou deux, les bons esprits, jamais avares d’effets d’âmes et de manches, dénonçaient avec colère la forteresse Europe. Tu parles d’une forteresse, c’est plutôt Europe ville ouverte. Les règlements européens interdisent, nous a-t-on seriné, toute régulation des flux migratoires. Quelques États, comme le Danemark, s’étaient déjà affranchis de l’obligation d’assurer à tout résident « une vie familiale normale », sans subir de foudres autres que celles de la presse. Et l’Angleterre a, quant à elle, obtenu un passe-droit.

Surtout, les accords de Schengen devaient parfaire la libre circulation à l’intérieur de l’Union tout en érigeant une frontière sûre entre elle et l’extérieur. Bien entendu, la deuxième partie du programme a été abandonnée et Schengen est devenu synonyme d’« ouvert à tous les vents » – surtout les mauvais. Notre sondage montre que, si une écrasante majorité de Français (et de la rédaction de Causeur…) ne sauterait pas le pas de la sortie de l’Union, une courte majorité voterait en faveur de la sortie de Schengen, c’est-à-dire du retour aux frontières nationales.

Dans ce paysage sombre, il y a une bonne nouvelle, qui est que, depuis les attentats, toutes les règles dont on nous disait qu’elles étaient gravées dans le même marbre que les règles budgétaires (ce qui signifie qu’il fallait truander en douce) ont volé en éclats. On a vu des douaniers sur les routes, des contrôles dans les aéroports. Des broutilles, assurément, mais qui montrent peut-être que les États sont en train de reprendre la main sur leurs frontières. En matière antiterroriste, la bonne vieille coopération entre États souverains, malgré ses ratés, semble avoir plus de résultats que les grandes tablées bruxelloises. Si l’Europe est impuissante, au moins qu’elle n’empêche pas les autres d’agir. Les vieilles nations n’ont peut-être pas complètement oublié ce qu’était l’Histoire.[/access]

>>> Retrouvez en cliquant ici l’ensemble de nos articles consacrés au Brexit.

Avril 2016 #34

Article extrait du Magazine Causeur



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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