« Tsipras, Iglésias, Mélenchon, Le Pen… Les charlatans de l’Europe » titrait Le Point de la semaine dernière. Avec un sous-titre, « l’internationale des imposteurs » : charlatans, imposteurs, rien que ça !
Puisque cette liste politiquement pluraliste désigne des gens critiques de l’euro ou qui menacent sa survie, l’hebdomadaire aurait pu continuer : Paul Krugman, Joseph Stiglitz, Thomas Sargent, Christopher Pissarides, James Mirrlees, Amartya Sen, Milton Friedman, sept prix Nobel d’économie ayant émis des doutes sur l’euro. Il aurait pu ajouter aussi Margaret Thatcher, Hans-Olaf Henkel, ancien président du patronat allemand, Vaclav Klaus, ancien président de la République tchèque, Jean-Pierre Chevènement, Emmanuel Todd : voilà bien des charlatans et des imposteurs. Ils se multiplient autant que les contre-révolutionnaires au temps de Staline.
Ce qui est remarquable dans le titre évoqué, ce n’est pas que l’hebdomadaire en cause soit partisan de l’euro . Il en a parfaitement le droit et il n’est pas le seul : tous les dirigeants au pouvoir en Europe occidentale et tous les organes de presse importants sont dans ce cas. On notera au passage combien est dépassé le clivage pouvoir-contre-pouvoir puisqu’on ne trouve plus guère de divergences entre hommes de pouvoir et hommes de médias sur ce sujet.
Le Point n’est pas seul : toute la presse du « courant principal » s’est au cours des derniers jours déchaînée contre Alexis Tsipras avec une rage rare.
Une attitude d’autant plus étonnante que le fond du problème est parfaitement technique : savoir si une monnaie unique, commune à plusieurs pays, est une bonne ou une mauvaise chose, analyser quels en sont les avantages, les inconvénients et les risques, savoir si l’entreprise peut être durable, voilà qui pourrait faire l’objet d’un débat objectif sans passion et naturellement sans injures.
Les extrémistes sont au centre
Comme l’hebdomadaire en cause a la réputation d’être plutôt centriste, et que les personnalités qui se sont le plus déchaînées l’ont également, que par ailleurs nous n’avons pas connaissance de propos aussi véhéments des adversaires de l’euro à l’égard de ses partisans, on en tirera que les vrais extrémistes d’aujourd’hui sont les centristes.
C’est même parmi eux que l’on a entendu les propos les plus forts à l’encontre de la démocratie. Martin Schulz, président social-démocrate du Parlement européen appelle ouvertement à un changement de gouvernement à Athènes alors que les élections ont eu lieu il y a six mois à peine. Les mêmes cercles avaient d’ailleurs salué comme une avancée de la démocratie en Ukraine le 18 février 2013, à la suite des manifestations de la place Maidan où s’illustraient des milices néo-nazies, l’éviction du président Ianoukovitch dont personne ne contestait la régularité de l’élection et qui était en cours de mandat. Les propos d’Alain Minc proposant que le pouvoir soit pris à Athènes par un gouvernement de technocrates venus de Bruxelles ne sont pas différents. Juncker, président de la commission européenne, n’avait-t-il pas dit qu’« il ne saurait y avoir de choix démocratique contre les traités européens » ?
On ne ferait que rappeler des évidences en relevant dans ces comportements les symptômes de ce qu’il faut bien appeler un régime idéologique, étendu à toute l’Europe : véhémence à l’égard des opposants – qui ne sont pas encore des vipères lubriques mais ça pourrait venir –, refus d’un dialogue serein, remise en cause des principes les plus sacrés, la démocratie en l’occurrence, dès lors qu’il s’agit de sauver le système, monolithisme des cercles dirigeants et des grands médias, désormais confondus dans la défense de l’euro. Il existe d’autres convergences : la plus patente est que les idéologies ont toujours l’effet inverse de celui qui était recherché : l’euro devait apporter la prospérité, des comportements plus homogènes et l’amitié entre les peuples d’Europe ; il apporte partout – et pas seulement en Grèce –, la récession; il éloigne des peuples (pour des raisons économiques faciles à comprendre dès lors qu’on a affaire à un véritable spécialiste et non à un idéologue), surtout il crée la désunion là où elle n’avait pas lieu d’être : entre Grecs et Allemands qui ne se seront jamais détestés autant depuis qu’il y a l’euro et surtout entre Français et Allemands pour qui cette histoire absurde érode dangereusement, de crise en crise, une relation privilégiée de plus de cinquante ans.
Pourquoi Tsipras a cédé
Est-ce cette immense machine d’intimidation à caractère idéologique qui a conduit Alexis Tsipras, lequel incarnait il y a quelques jours la résistance au système, à se coucher tout de suite après son référendum victorieux du 5 juillet devant l’establishment international, au point de donner le sentiment à beaucoup de Grecs d’une humiliation nationale de grande ampleur ? Certains, encore sous le choc, parlent même d’un « coup d’état financier » à Athènes.
Il était certes bien difficile à un jeune homme de 40 ans, à la tête d’un pays économiquement insignifiant, de résister seul à la formidable coalition de grands pays comme les Etats-Unis, l’Allemagne, la France et à toute la machinerie de Bruxelles, soutenus par l’immense majorité des médias occidentaux le trainant jour après jour dans la boue.
Il n’est pas sûr cependant que l’intimidation ait seule joué : il se peut que de la part de Washington des moyens de pression que nous ignorons aient été utilisés, comme ils le sont régulièrement pour faire fléchir Angela Merkel. Bien que pour des raisons inverses Tsipras et Merkel avaient l’opinion derrière eux pour refuser l’accord, ils n’en ont pas moins cédé. Pour les Etats-Unis, le maintien du statu quo est triplement nécessaire : parce que l’explosion de l’euro pourrait être le détonateur d’une nouvelle crise financière internationale, parce que l’euro leur permet de maintenir les économies européennes en tutelle, parce qu’il serait dangereux pour eux de laisser la Grèce, dont la position géopolitique est capitale, errer sans attache dans une zone de haute turbulence, au risque de devenir même une tête de pont de Moscou.
De ce côté-ci de l’Atlantique, l’enjeu est différent mais tout aussi considérable : c’est toute la crédibilité de la classe politique continentale qui est en cause. Elle s’est engagée à fond depuis vingt ans dans l’aventure de l’euro. S’il s’effondrait, elle se trouverait aussi désemparée et aussi anachronique qu’un professeur de marxisme léninisme après la chute du rideau de fer.
Face à des enjeux aussi énormes, la force des choses a donné à Alexis Tsipras un pouvoir de subversion que beaucoup, à commencer par Nicolas Sarkozy, jugent démesuré. Ne soyons pas étonnés que, par des canaux divers, il ait subi ces temps-ci des pressions tout aussi démesurées.
Il se peut enfin qu’il ait été d’autant plus vulnérable à ces pressions qu’il vient de la gauche. Expliquons-nous. Quoiqu’en dise l’hebdomadaire cité plus haut, Tsipras, Iglésias (de Podémos) et Mélenchon n’ont cessé de dire qu’ils souhaitaient le maintien de l’euro – même si leurs autres positions sont contradictoires avec ce souhait. L’euro, dirait Hayek, est une entreprise constructiviste, un projet qui prétend faire avancer l’humanité en tordant les lois, sinon de la nature, du moins de l’histoire et de la sociologie. Le constructivisme, d’autres diront l’utopie, est l’essence des idéologies de gauche et d’extrême gauche. Elles se trouvent naturellement en conjonction avec un projet comme l’euro. Autrement dit, Tsipras, marxiste de formation, était intellectuellement peu armé pour résister à la pression internationale.
Mais nous ne savons pas tout : celui qui percera les cheminements qui ont amené le gouvernement grec à plier en saura beaucoup sur la manière dont va notre monde.
*Photo : NICOLAS MESSYASZ/SIPA/1404131045
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