Europe : l’année de tous les séismes


Europe : l’année de tous les séismes

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La performance, pourtant attendue, du Front national de Marine Le Pen aux élections européennes en France a fait l’effet d’un coup de flash dans une salle obscure : aveuglant, masquant l’essentiel : l’élection des députés au Parlement européen a été détournée, par ces cochons d’électeurs, en un moyen pour signifier à leurs dirigeants nationaux qu’ils formaient un peuple, reconnu ou non, dans le grand registre des nations. Ils voulaient que cela se sache, et que l’on en tire les conséquences : faute de peuple européen introuvable, soyez à l’écoute de la voix des peuples qui vous ont confié leur destin, ou dégagez !

Si l’on fait le bilan global de tous ces scrutins, sans se laisser leurrer par la grille réductrice proposée par les politologues et éditorialistes installés (droite/gauche, europhiles/eurosceptiques, populistes/partis de gouverne- ment), une constatation s’impose : ces votes vont accélérer la crise généralisée du système de représentation démocratique géré par des partis englués dans des idéologies et des représentations du siècle dernier. L’intensité de cette crise, variable d’un pays à l’autre, ne dépend qu’en partie de la situation économique des nations concernées. Comment expliquer, sinon, que le Parti du peuple danois, étiqueté populiste et xénophobe, soit arrivé en tête dans un pays réputé le plus « heureux » du continent ? Ou la forte progression du FPÖ, allié de Marine Le Pen, dans une Autriche où règne le quasi-plein emploi ?

Le chômage n’explique pas tout. Que ce soit par l’abstention ou le bulletin de vote, les électeurs ont saisi la perche électorale qui leur était tendue pour exprimer des aspirations qui n’ont pas grand-chose à voir  avec les enjeux européens définis par les élites au pouvoir. Ce qui se fait entendre, ou cherche à se faire entendre, derrière les résultats, c’est l’angoisse identitaire de peuples culturellement déstabilisés.[access capability= »lire_inedits »] 

Le malaise de ceux qui ont découvert les limites de l’individualisme hédoniste, éprouvé la réalité accablante du multiculturalisme devenu, sans qu’on le leur demande et sans même qu’on le leur dise, la réponse unique à l’immigration massive, autrement dit le mode d’emploi du « vivre-ensemble », fondé dans les faits sur une séparation de plus ou moins bon aloi. De ce mal, tous sont frappés, jusqu’aux Allemands érigés en modèle de réussite économique et démocratique : la percée des « europhobes » d’Alternative für Deutschland (AfD) est, certes, limitée, mais conforte ceux qui, au sein de la droite, notamment dans la CSU bavaroise, enragent que Berlin soit le dindon de la farce européenne, et jugent intolérable la solidarité financière avec les partenaires en difficulté. La Belgique a aussi eu son séisme avec le triomphe de la Nouvelle Alliance flamande (NVA) de Bart de Wever à l’élection législative : le royaume est reparti pour une nouvelle crise de son modèle fédéral qui le rapproche encore plus de l’éclatement, avec au bout du chemin une  Flandre indépendante. Et puissante. On aurait pu croire que le parti de l’Europe allait se consoler avec la Catalogne : une participation record, en hausse de 9 points par rapport à la dernière fois, quels bons Européens que ces gens-là ! Oui, les Catalans ont voté en masse. Pas pour l’Europe, pour les deux partis indépendantistes, Ezquerra republicana (gauche) et Convergencia y Union (centre droit). Back to Britain ! Au Royaume- Uni, le succès de l’UKIP de Nigel Farage indique sans équivoque le chemin où veut s’engager la majorité des sujets de Sa Majesté. Même si, en raison de la loi électorale, l’UKIP ne pourra probablement faire élire qu’une dizaine de députés aux Communes en 2015, ce message ne peut être ignoré des partis de gouvernement, conservateur et travailliste. Quant aux pays nordiques, Danemark, Suède, Finlande, ils veilleront encore plus jalousement que par le passé sur les attributs de souveraineté qu’ils ont préservés lors de leur entrée dans l’UE : exemptions diverses des règles communes et, pour deux d’entre eux, Suède et Danemark, maintien de leur monnaie nationale. À l’Est, dans les « nouveaux pays » entrés dans l’UE après la chute du communisme, le désintérêt pour l’UE est devenu abyssal, à l’image du taux d’abstention en Slovaquie (87 % !), et guère moins élevé en République tchèque, Hongrie et pays baltes. Seule la Pologne, dont le poids démographique et économique lui permet de faire entendre, de temps en temps, sa voix à Bruxelles, manifeste encore son existence communautaire. La ferveur démocratique des lendemains de liberté retrouvée s’est fracassée sur la corruption et l’incompétence de la nouvelle classe politique. Un phénomène curieux se répand, de Prague à Kiev : la remise du pouvoir entre les mains d’oligarques auxquels le peuple demande d’administrer aussi bien les affaires de l’État qu’ils ont géré leurs affaires personnelles. Et tant pis si cela implique d’échanger son statut de citoyen contre celui d’employé d’une nation-entreprise !

Où que l’on se tourne, la nation « ressentie », qu’elle corresponde ou non avec les frontières des États existants, fait un retour en force, mobilisant les affects et les passions de ceux qui estiment en faire partie. Le discours postnational, tel qu’il est par exemple formulé par Jürgen Habermas et popularisé (avec talent) par Dany Cohn-Bendit, ne séduit plus que les post-soixante-huitards attardés qui vont, peu à peu, prendre congé de ce monde.

Que demande un peuple en déshérence ? Sûrement pas le modèle de dirigeant tel qu’il a été engendré par la technostructure des démocraties européennes de la fin du siècle dernier, un produit formaté dans des universités élitaires ou des partis- entreprises, qui ne peuvent pas faire un geste sans l’aval de leurs « communicants » et autres gourous des sondages. Non, ils demandent un guide, ce qui ne signifie pas obligatoirement un dictateur. Les Hongrois ont trouvé le leur avec Viktor Orban, les Flamands avec Bart de Wever, et les Italiens plébiscitent un Renzi, qui a cassé tous les codes du jeu politique italien traditionnel. Le trait commun : ils sont jeunes, ont renversé la table, et se soucient fort peu d’être en conformité avec leur famille politique d’origine. Mais ils ont le sens du peuple. En France, Marine Le Pen occupe par défaut cette position dont elle révèle l’importance sans être en mesure de pouvoir l’assumer pleinement : il faudrait pour cela qu’elle dissolve le Front national, trop marqué par son histoire et par son père. Une place est donc à prendre. Souvenons-nous de Jacques Lacan apostrophant les braillards venus perturber son séminaire en mai 1968 : « Vous cherchez un maître ? Eh bien vous l’aurez ! », avant d’éclater d’un rire sardonique, laissant les « révolutionnaires » sans voix. Le temps est venu.[/access]

*Image : Soleil.

Juin 2014 #14

Article extrait du Magazine Causeur



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