Tribune de Jérôme Rivière, député européen français, président de la Délégation RN du Groupe Identité et Démocratie Parlement Européen
Faute d’accord sur le fond, les pays européens multiplient les outils de coopération – industrie, formation, projets de recherche et développement, moyens mis en commun – sans voir ou en ignorant délibérément que cette méthode est au fond la meilleure pour détruire l’idée même d’Europe.
En premier lieu, il faut rappeler – car le fait est passé curieusement sous silence – que les pays européens ne sont pas d’accord sur la finalité stratégique des outils développés à grands frais.
Les pays baltes et scandinaves, la Pologne et la Roumanie, terrifiés à l’idée que la Russie leur applique la même stratégique qu’à la Crimée – c’est-à-dire une invasion non revendiquée mais bien réelle de leur territoire – veulent une réassurance stratégique que seuls les Etats-Unis sont en mesure, pensent-ils, de leur offrir : l’Europe de la Défense n’existe pas et s’ils participent, c’est par opportunisme industriel ou capacitaire, sans adhésion aucune à l’idée même d’une Europe capable de les défendre un jour.
La France et l’Allemagne, censés être le moteur de cette Europe de la défense, ne partagent pas non plus la même volonté d’autonomie stratégique : pour Paris, elle évoque une indépendance par rapport à l’OTAN ; pour Berlin, elle remet en cause l’OTAN, clé de voûte de sa politique étrangère et de défense depuis 1949. Même la France et le Royaume-Uni, pourtant unis par des intérêts plus grands et plus larges (la défense de leur siège au Conseil de Sécurité, la détention de la force de frappe, la coopération sur le nucléaire), ne partagent pas la même vision des priorités et le corps expéditionnaire commun, faute de vision commune, est un outil délaissé.
Ces divergences s’illustrent aussi dans la vision politique de l’exportation d’armements. Pour Paris, l’exportation d’armements est – encore – un outil souverain de la diplomatie, mais non pour le milieu politique actuel qui règne à Berlin, où elle est considérée comme nuisible dès lors qu’elle dépasse les frontières de l’Union. Il sera intéressant de voir si et à quelles conditions nouvelles, la SPD et le Bundestag valident l’accord du sommet franco-allemand de Toulouse sur ce point précis.
Que dire enfin, de la question nodale, jamais tranchée, de la finalité juridique et politique de l’Europe de la défense ? Instrument au service d’une fédération à laquelle il ne manque guère qu’un budget et un gouvernement ou privilège d’Etats qui veulent encore détenir le monopole de l’usage de la force ? Sur ce point-là, M. Macron est le seul dirigeant européen, à l’exception de quelques utopistes épars, à défendre l’idée même de la CED ressuscitée, à savoir celle d’une armée de « volapük » intégrés sans s’étendre d’ailleurs sur la contradiction flagrante entre armée européenne et dissuasion nationale… Il est à ce titre-là dommage que la chute de Mme Goulard ait été motivée davantage par ses affaires passées que par ses idées fédéralistes radicales.
Ce fait explique ensuite que les outils que l’on s’apprête à forger ensemble sont d’ores et déjà insatisfaisants. Le hiatus entre doctrine et capacités apparaît ainsi déjà sur les projets de coopération. Pour la France, le futur char de combat n’est pas un Leclerc amélioré ou un énième standard du Leopard, mais bel et bien un char connecté avec un environnement nouveau destiné à faire la guerre moderne ; pour l’Allemagne, il s’agit d’abord de fidéliser sa base de clients qui ne veulent pas d’une rupture trop importante entre le Leopard et son successeur. S’agissant du drone, l’Allemagne voulait un bi-moteur, plus sûr au-dessus des zones habitées, mais plus lourd et plus cher, donc moins exportable et projetable. L’avion de combat amène les discordes : la France veut un avion d’armes multi-missions là où l’Allemagne veut d’abord un système de systèmes, intégré dans une alliance qu’est l’OTAN. Les versions navale et nucléaire ne la concernent pas, ce qui renchérit le côté national d’un avion censé être commun.
Enfin, ces divergences stratégiques et doctrinales se traduisent dans le domaine industriel.
D’abord sur le plan des principes. La France défend seule l’idée d’une préférence européenne : nécessaire pour donner un marché aux produits industriels développés en Europe, ce principe se heurte à la souveraineté des Etats qui pourtant l’abdiquent aussitôt après l’avoir revendiquée (Belgique, Pologne, Roumanie, Pays-Bas) en achetant, cher, des matériels américains qui accroissent leur tutelle à l’égard de Washington. Il serait temps que Paris comprenne une bonne fois pour toute que les pays européens préféreront toujours acheter leur sécurité au prix fort auprès de Washington plutôt que de secouer le joug de leur servitude volontaire.
Ensuite sur le plan bilatéral. Alors que la convergence franco-britannique avait permis la création du missilier MBD devenu MBDA, le manque de convergences entre Paris et Berlin aboutissait à des crises répétées au sein d’Airbus entre équipes françaises et allemandes sur la gouvernance, la stratégie, les investissements, le commerce, la R&D. L’alliance en cours de structuration entre Naval Group et Fincantieri au sein de la société commune basées à Gênes (et dirigée par une Italienne) n’échappera pas non plus aux divergences de vision, de calendrier et de programme des marines française et italienne ; quant à la future société de projet entre Nexter, Krauss-Maffei Wegemann et Rheinmetall, on attend sa création récemment annoncée pour voir comment et si elle fonctionnera, tant les conceptions (vitesse, mobilité, puissance de feu, déploiement, environnement connecté) du combat terrestre du futur divergent.
Puis sur le plan de l’organisation, les institutions se multiplient : après le Conseil, le SAE, l’Agence européenne de Défense (AED), voici la DG Défense, nouvel acteur du bazar institutionnel européen. Les outils foisonnent : la CSP, le Fonds européen de défense… Tout ce bazar européen qui s’accumule d’année en année porte pourtant toujours en lui les mêmes défauts congénitaux : la tutelle de l’OTAN qui empêche l’Europe de développer des matériels réellement souverains, l’éligibilité aux crédits européens, en dépit du discours officiel, aux sociétés extra-européennes (américaines, israélienne), le chevauchement des initiatives qui ruine toute rationalisation, la bureaucratie dès lors que la Commission y met son grain de sel et que trois pays au moins participent à la même initiative…Avec pour résultat, une inefficacité telle que, soit les pays reprennent leur liberté et développent en national la capacité censée être développée en commun (missile MMP français) soit ils n’ont pas d’autre choix que d’acheter américain faute d’aboutissement des projets européens (achat de C-130J pour compenser le retard de l’A400M ; achat du Reaper pour palier le manque de drones européens de combat, etc). Ce développement anarchique des institutions en oublie cependant une : une véritable organisation de conduite des programmes. L’OCCAR est censée gérer les programmes, mais elle n’a pas démontré ses mérites dans la gestion des programmes FREMM (deux programmes au lieu d’un seul), A400M (absence d’un contrat de réduction des risques) ; or la conduite des programmes est centrale dans toutes les phases (R&T, R&D, prototype, production de pré-série puis production de série). La France, on doit le rappeler, est la seule en Europe à avoir bâti une DGA et non sans mal. Les autres pays ont peut-être une agence de l’armement, mais elle est embryonnaire (cas de la Pologne), désorganisée par les réformes successives (BAAiNBw en Allemagne ou Defence Equipement & Support au Royaume-Uni) ou trop petite pour mener des projets complexes (Portugal, Finlande, Pays-Bas, etc) ; la Suède, seule, pourrait faire exception avec un FMV compétent. Mais disposer d’une DGA ne suffit pas : il faut des maîtres d’œuvre compétents et l’Europe n’en a pas tellement sur des projets complexes, à peine 4 ou 5 dans les domaines naval et terrestre, et à peine 3 dans l’aviation de combat, dont un seul capable de concevoir un avion d’armes indépendant et réellement multi-missions.
Ainsi l’utopie de l’Europe de la Défense est en marche, sans que les dirigeants de l’Union Européenne se rendent compte qu’en poursuivant la promotion de l’Europe de la Défense de manière déconnectée de toute réalité et de toute finalité, ils finiront par en détruire l’idée même ? Les saboteurs de l’Europe de la Défense sont ses promoteurs mêmes.
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