Accueil Monde L’Europe, combien de divisions?

L’Europe, combien de divisions?


L’Europe, combien de divisions?
Emmanuel Macron et le président ukrainien Volodymyr Zelensky à Kiev, le 16 juin 2022 © Eliot Blondet/POOL/SIPA

Le projet européen n’est pas de nature à nous rassurer quant aux nouvelles menaces qui nous assaillent. Analyse.


Tout le monde connait la formule de Staline à propos du Pape. La guerre russo-ukrainienne fracture des plaques géopolitiques majeures. L’Europe n’est pas épargnée. Après le Brexit, le travail de sape des malfaisants illibéraux, le Qatargate, on savait le grand corps malade. L’invasion russe a dissipé les malentendus, les dernières illusions des derniers naïfs. Je parle du fantasme de l’Europe Troisième Force, grande puissance d’équilibre, de paix et prospérité, au-dessus de la mêlée, assurance-vie contre les conflits. 

Marianne n’est pas en meilleure posture. Depuis 1945, elle s’illusionne dans des miroirs, mirages, discours non alignés, aimerait jouer l’arbitre des élégances diplomatiques et post-coloniales. Jupiter va p(r)êcher la bonne parole jusque dans les boites de nuit de Kinshasa… Moribond, le couple franco-allemand fait chambre à part. « C’est fini le tandem, je reprends mes pédales. On s’en va demain. » (Le Jour se lève). Depuis 1963, c’est un ménage à trois ; le préambule du traité de l’Elysée rappelle les liens avec l’OTAN et le Royaume-Uni. Le parapluie des SNLE de l’île Longue ne séduit personne. « Est souverain, celui qui décide de la situation exceptionnelle » (Carl Schmitt, Théologie Politique).

Le syndrome de Tanguy 

Capitaine ad hoc d’un bateau ivre, sans moteur, gouvernail, boussole, d’un équipage de vingt-sept matelots au bord de la mutinerie, Ursula von der Leyen tient péniblement la barre et le vent. Au fil des ans, l’Argo, machin miné par la médiocrité des politiques et les lobbies, s’est transformé en gigantesque usine à gaz, à normes, ponctionnant et redistribuant des fonds, nourrissant une bureaucratie pléthorique. Les cours de justice européennes (CEDH, CJUE) jouent au bonneteau avec des « droits fondamentaux » (dignité, égalité) à géométrie variable, détricotent le droit de la famille et des personnes : libre circulation des marchandises, genres, sexes et corps… « Ah, si j’étais un homme vous respecteriez la femme que je suis » (Henri Jeanson, La Tulipe noire). Les nouveaux adhérents aiment l’Europe, un temps, pour la manne des subventions. Bruxelles est aussi l’antichambre d’une adhésion à l’Otan permettant d’échapper aux brigandages des loups, du Grand Forestier, en mal de Lebensraum et mers chaudes.

Son centre cède, l’est est menacé, l’Europe peut-elle contre-attaquer, aller de l’avant ? Le fédéralisme sans agendas politique, économique, diplomatique, sans défense, c’est plus risqué que le saut à l’élastique sans élastique. « Avec deux (ou vingt-sept) malheurs, on peut faire une grande catastrophe » (Hôtel du Nord). Gare à la scoumoune du Club 27 ! Le grand bond en avant angoissant interviendra si les Américains (les Républicains ?), trop préoccupés par le rival chinois, coupent le cordon ombilical avec le radeau de la Méduse, abandonnent l’Europe aux anciens parapets, à ses névroses et à ses psychoses. OTAN, suspend ton vol… 

Europe Assistance 

En mars 2018, une tribune de Libération appelait de ses vœux une Europe « plus sociale, plus écolo, plus solidaire » : un savonneux mélange de bons sentiments bécassins jouant à saute-mouton sur la politique, l’idéal, le présent et l’avenir. L’ivraie c’est « la peste mentale du repli sur soi ». Le bon grain, l’ivresse, c’est « l’Europe matrie, la maison commune qui protège la planète, cultive le vivant et nous réconcilie les uns avec les autres, et donc d’abord avec nous-mêmes… Cette Europe existe déjà sous forme d’embryons éparpillés… De villes en quartiers, d’associations en entreprises, de fermes en centres de recherche, elle germe et grandit ». Lorsque le faux devient sans réplique… 

À lire aussi : L’Europe doit soutenir le processus en cours au Soudan, pour éviter une nouvelle crise migratoire dont elle sera aussi la victime

Camarades no borders, ouvrez les yeux et les livres d’histoire ! Si l’Europe des cathédrales, des deux cents familles, des quarante-quatre mille fonctionnaires, a existé ou existe, l’Europe de l’avenir radieux, accueillant toute la misère du monde, est une chimère. La matrice politique, historique de l’Europe, c’est l’Empire, le Corpus iuris civilis, le sabre, le goupillon, et depuis 1957, le business. 

Quel rebond ?

Pure et protectrice comme la Madonna del Parto de Piero della Francesca, plus astucieuse que Thierry la Fronde, la bonne Europe du grand marché des 340 millions de consommateurs et embryons éparpillés, peut-elle triompher ? Les Chinois, les Indiens, l’Oncle Sam, Vladimir Wagner, l’État islamique, vont-ils comprendre leurs erreurs, revenir à la maison, à la raison, la raison du plus faible, qui est toujours la meilleure ? L’Europe n’a pas dit son dernier mot. Si elle veut, elle peut :

– Ridiculiser TikTok grâce à TacTic, un nouveau Galiléo du réseau social, coconstruit, apprenant, bienveillant, inclusif, protégeant les données personnelles, la tortue Luth et le dernier des Abencérages.

– Ringardiser Disney en construisant sur la montagne Sainte-Geneviève un Euro-Mémorial des victimes du patriarcat : la femme de Tautavel, Annie Ernaux, Lucy, Virginie Despentes, Penthésilée, Pocahontas, les Natchez, Violette Nozière, Sandrine Rousseau…  

– Rivaliser avec les missiles hypersoniques grâce aux fusées Ariane 7, hyper sympas, solaires, zéro carbone. 

Erasmus 

Impossible d’évoquer l’Europe sans un mot sur Didier. Personne n’a lu ses Adages ou L’Eloge de la folie, mais c’est l’indestructible totem d’une jeunesse avide de voyages, Auberge espagnole et Poupées Russes. Les bourses Erasmus.e permettent à un HEC Roumain de draguer à Dublin une doctorante espagnole spécialiste du « Matriarcat et troc équitable de torchis bio au sud Togo », en écoutant le rap d’un Letton anglophone enragé. Le Roumain va-t-il pécho ? 

À lire aussi : L’algorithme de Julie, influenceuse woke sur Instagram

L’Europe de Dante, Shakespeare, Madame de Staël, Pouchkine ou Tchékhov, nous l’aimons. L’héritage culturel est magnifique. Mais un projet politique ne se limite pas à la corbeille, aux bons sentiments, fantasmes et fantômes. Autrefois, les humanistes de la Respublica litteraria cherchaient dans les abbayes bénédictines d’insignes manuscrits grecs et latins. Aujourd’hui, Louis Morin (Observatoire sur les inégalités) décourage l’apprentissage précoce de la lecture pour éviter la compétition scolaire. Zénon et Marcel Pagnol se retournent dans leur tombe. Les ados crétinisés se passionnent pour des clashs de rezzous sociaux : minus habens, influenceuses revendeuses de botox, Hanouna, Boyard, Booba, Berdah… 

« Cependant les historiens admettent volontiers (…) que l’Europe a pris naissance le jour où l’on a pu expliquer dans les écoles l’Orateur de Cicéron. D’où vient avec évidence que si l’Europe nous donne aujourd’hui de l’inquiétude, c’est faute de rhétorique » (Jean Paulhan, Les Fleurs de Tarbes).



Vous venez de lire un article en accès libre.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !

Article précédent Banques: comment le système a en urgence colmaté les failles
Article suivant Scandale de l’hôtel de Ville: le syndicat du travail sexuel se désolidarise de Icy Diamond

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Pour laisser un commentaire sur un article, nous vous invitons à créer un compte Disqus ci-dessous (bouton S'identifier) ou à vous connecter avec votre compte existant.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération