Mitteleuropa, une utopie qui reprend corps


Mitteleuropa, une utopie qui reprend corps
(Photo : Hannah Assouline)
Michel Masłowski (Photo : Hannah Assouline)

Causeur : Commençons par une question d’actualité : la crise migratoire dessinerait-elle de nouveau les contours d’une Europe centrale qui refuse fermement d’ouvrir ses frontières et le dit sans s’embarrasser de politiquement correct ?
Michel Masłowski[1. Professeur émérite de littérature polonaise à Paris-Sorbonne, ancien directeur du département de polonais. Membre étranger de l’Académie polonaise des sciences et des lettres, Michel Masłowski s’est spécialisé dans l’anthropologie culturelle de l’Europe centrale.] : Oui et non. Il est certain que les migrants, surtout d’origine arabe et particulièrement les islamistes, suscitent une grande appréhension en Europe centrale. Mais ce n’est pas si différent dans les Balkans, en Italie ou en Espagne. Ce qui change, c’est la manière dont ces appréhensions se manifestent – en l’occurrence par le rejet décomplexé de cette immigration. Ce qui cimente l’Europe centrale, c’est la mémoire historique : il s’agit de pays qui ont été puissants à un moment de leur histoire pour devenir sujets d’un empire à la suite de diverses occupations et annexions. C’est là qu’au xixe siècle s’est élaborée, à l’opposé de l’État-nation à la française, une identité spécifique d’un « peuple nation » relié par la culture. D’une manière plus ou moins analogue, c’est un concept valable dans toute la région dont le noyau dur est constitué par le Groupe de Visegrád – Pologne, Hongrie, Tchéquie et Slovaquie – créé en 1994 pour faciliter leur entrée dans l’UE et ressuscité aujourd’hui contre la politique migratoire allemande.

Kundera disait autrefois que l’Europe centrale est « politiquement à l’Est, géographiquement au centre, culturellement à l’Ouest ». Comment actualiser cette définition ?
Kundera lui-même a fait marche arrière en constatant qu’il n’y avait pas eu d’entité telle que l’Europe centrale, parce qu’il n’y avait pas eu de collaboration entre ces pays. Il a alors parlé d’une analogie de destin. Et c’est vrai. Les tentatives de réunification des pays de cette région – au Moyen Âge et à la Renaissance –, n’ont pas été accomplies. En revanche, la structure commune du « peuple nation » est réelle, et il y a des utopies politiques actuelles qui renaissent sur ce fond-là.

Pourriez-vous nous en dire plus sur ces utopies ?
Ce sont par exemple les rêves du président polonais Kaczyński, qui cherche à renouer avec le passé romantique… Nous traversons actuellement une crise du modèle néolibéral qui n’épargne pas l’Europe centrale. Les jeunes, et particulièrement les jeunes d’Europe centrale qui n’ont pas connu le communisme, ont besoin de sens. Kaczyński a gagné les élections parce qu’il leur a donné un semblant de signification identitaire, en renouant avec une mémoire historique, qui comprend notamment la tentative de réunification de l’Europe centrale. Avant 1939, le rêve polonais était de créer une zone politique entre la mer Baltique et la mer Noire. Kaczyński voudrait probablement revenir vers cette idée et la réaliser par un système d’alliance. Victor Orbán y songe aussi. Fortement critiqué par tous les commentateurs politiques qui le considèrent comme absurde, assez mal pris par les voisins des Polonais, qui craignent de nouveau que la Pologne s’impose dans la région, ce rêve existe toujours : la mythique troisième voie entre une Russie trop autocratique et l’Occident trop libéral, sans valeurs ni âme.[access capability= »lire_inedits »]

Cependant, les conservateurs d’Europe centrale ne se montrent-ils pas plus critiques vis-à-vis de l’Europe occidentale que vis-à-vis de la Russie ? Le discours de Poutine sur la religion et les mœurs est-il en train de les séduire ?
Non. Poutine se réfère à ces sujets par cynisme – il n’est vraiment pas un grand défenseur des valeurs. En Hongrie et en Pologne, il y a effectivement ce besoin de retrouver des assises morales, axiologiques, que l’Union européenne a refusées en rejetant le projet de préambule de la Constitution européenne. Je vous rappelle que ce projet faisait non seulement référence aux racines chrétiennes de l’Europe, mais aussi à ses racines grecques, en évoquant la triade platonicienne – le Bien, le Vrai et le Beau. Certains voulaient aussi mentionner les Lumières. Ce rejet dévoile le grand malentendu entre deux parties de l’Europe. En Europe centrale, c’est un paradigme culturel et non pas institutionnel qui domine, et lorsqu’on y parle des « valeurs chrétiennes », on veut dire « valeurs morales ». En revanche, pour un Français, quand on parle des valeurs chrétiennes on renforce l’Église ! La plupart des Polonais vont à l’église et se déclarent catholiques sans pour autant suivre à la lettre l’enseignement de l’Église ! Ils font la différence entre adhésion à la foi et à l’éthique chrétiennes et adhésion à l’institution ecclésiastique !

Il n’en reste pas moins vrai que, lors des dernières élections, les Polonais ont voté comme leurs curés…
Le contraire tient aussi : le pays est coupé en deux car l’ancien président, Bronisław Komorowski, a perdu de moins de 2 % avec un taux de participation de 55 %. Ce qui a fait basculer les résultats a été la candidature de Paweł Kukiz, un chanteur de rock, qui n’est ni un homme politique ni un intellectuel, mais qui « parle vrai ». Les jeunes l’ont appuyé parce qu’il est « antisystème » et il a obtenu plus de 20 % des votes au premier tour des élections, en surfant sur la vague du renouveau qu’il promettait. En outre, Kaczyński, contrairement à Orbán, ne dispose pas d’une majorité absolue et il est obligé de composer avec l’opposition. L’influence de l’Église n’a donc pas été décisive.

Revenons sur la question de la « troisième voie », entre l’Occident et la Russie. Vous avez parlé des utopies, mais la politique ukrainienne de la Pologne est bien concrète. Ne tenterait-elle pas d’arracher l’Ukraine à la Russie pour l’inclure dans l’espace européen ?
Il est certain que les Polonais préféreraient voir une Ukraine arrimée à l’Europe plutôt qu’à la Russie. C’est loin d’être facile. Il y a vingt ans, quand je demandais aux intellectuels ukrainiens où ils se situaient, ils faisaient cette réponse : « On voudrait s’arrimer à l’Ouest, mais si deux ou trois choses nous attachent effectivement à l’Ouest, cent nous lient à l’Est. » Depuis il y a eu Maïdan (novembre 2013) et la guerre du Donbass (depuis mars 2014)… La situation évolue et le champ des possibles aussi.

Pour les Polonais, Maïdan est une révolution romantique, qui évoque l’époque de Solidarnosc

L’objectif des Polonais est-il de créer une zone tampon à l’Est ou simplement de voir l’Ukraine enfin démocratisée ?
La vision d’une entité fraternelle inédite composée par la Pologne, l’Ukraine et la Biélorussie existe depuis longtemps et, depuis la chute du communisme, elle est devenue la doctrine de tous les présidents polonais. La raison en est notamment expliquée par le politologue d’origine polonaise, Zbigniew Brzeziński. Dans Le Grand Échiquier (Fayard, 2011), cet ancien conseiller à la sécurité nationale du président Jimmy Carter dit – et je cite de mémoire – qu’« avec l’Ukraine, la Russie est un empire doté d’une politique expansionniste, sans l’Ukraine elle est un pays comme les autres ». Rappelons néanmoins qu’après des siècles de haine entre les Polonais et les Ukrainiens d’une part, et de l’autre, entre les Polonais et les Lituaniens, une sorte d’amitié vient de naître, comparable à la relation amicale entre la France et l’Allemagne, nouée après la Seconde Guerre mondiale. Un travail énorme a été effectué pour que les Polonais renoncent aux villes comme Vilnius, Lviv ou Grodno qui étaient polonaises depuis des siècles. Ceci dit, si dans les relations polono-ukrainiennes il y a bien évidemment un aspect pragmatique, l’élan spontané y joue un grand rôle. Les Polonais assimilent Maïdan à une révolution romantique, qu’ils ont connue à l’époque de Solidarnosc.

L’appartenance à l’Union européenne a-t-elle calmé les tensions en Europe centrale ou les a-t-elle ravivées ?
Elle les a beaucoup apaisées. Cela ne signifie pas que des problèmes, comme celui des minorités, sont complètement dépassés. Mes amis hongrois, politologues ou hommes politiques, défendent Orbán en arguant que personne n’aurait pu faire mieux que lui face notamment au parti Jobbik, fascisant et antisémite. Selon eux, Orbán représenterait donc le centre, et la situation en Hongrie serait en réalité moins dramatique qu’on ne le pense en Occident. C’est différent en Pologne, où des gens défilent contre la politique de Kaczyński, sous la bannière du Comité de défense de la démocratie. Dans les deux cas nous n’avons pas affaire à un retour à l’entre-deux-guerres, mais à une tentative de réveiller la mémoire historique et identitaire pour contrer le modèle néolibéral.

Est-il imaginable qu’une révolution conservatrice enflamme l’Europe en partant d’Europe centrale ?
Je ne le crois pas. D’une manière très pragmatique, les Polonais et les Hongrois savent qu’en cas d’attaque russe, seuls les États-Unis – et surtout pas l’UE – pourraient et auraient les moyens d’agir. C’est pourquoi il faut créer les conditions pour une présence américaine en Europe centrale. D’ailleurs les États-Unis ont effectivement promis un soutien militaire sur le flanc est de l’Europe centrale. Mais c’est l’Ukraine qui est la clé de la politique de cette région. Il y a quelques années, après avoir visité Lavra (La Laure) à Kiev, équivalent orthodoxe de Lourdes et un lieu saint commun aux Russes et aux Ukrainiens, je suis arrivé à la conclusion qu’on n’arriverait pas à séparer l’Ukraine de la Russie. Elles sont trop liées, sur le plan spirituel, sentimental aussi, par une sorte de cordon ombilical. Cependant, si l’Ukraine évolue vers l’Ouest – et c’est le cas aujourd’hui –, la Russie suivra. Une Ukraine européanisée donnera envie à ses voisins russes de vivre mieux, et Poutine ne pourra pas résister longtemps.

Qu’en est-il du rôle de l’Allemagne en Europe centrale ? Après un relatif apaisement dans les années 1990 avec la création de la Fondation de la réconciliation polono-allemande en 1991, la politique migratoire d’Angela Merkel – très impopulaire en Europe centrale – peut-elle altérer cette entente précaire ?
J’espère que non. La réconciliation polono-germanique a vu le jour grâce à la génération qui était très jeune à l’époque hitlérienne. Ce sont les hommes politiques allemands de cette génération qui ont accueilli et même introduit les pays d’Europe centrale dans l’Union européenne – la France n’en voulait pas – avec, sans doute, une volonté de racheter les fautes du passé. Les Polonais aussi ont fait du chemin. La lettre des évêques polonais adressée aux évêques allemands de 1965, qui a fait scandale à l’époque parce qu’elle accordait le pardon aux Allemands et demandait pardon pour les expulsions d’Allemands, a fini par influencer positivement la société polonaise. Les conséquences psychologiques ont été énormes et ont créé une ouverture, sinon un réel rapprochement. Est-ce que cette entente s’épuisera ? Kaczyński, en tout cas, joue à attiser le sentiment antiallemand.

La sortie des pays d’Europe centrale de l’Union européenne est-elle une éventualité ?
Certainement pas, à moins que l’Union européenne se disloque. Les Polonais, les Hongrois ou les Tchèques font partie des peuples les plus europhiles. Ce qui choque, en Europe centrale, c’est la libéralisation des mœurs en Occident – le mariage pour tous, les mouvements homosexuels. Dans l’esprit des gens il s’agit de procédures démocratiques dévoyées, d’une déchéance morale de l’Europe.

Justement, y aurait-il des réminiscences du messianisme romantique, une aspiration à « sauver » les peuples de l’Europe, dans la politique conservatrice de Kaczyński et d’Orbán ?
Tout le christianisme est une sorte de messianisme et celui-ci n’est pas complètement mort, comme en témoigne la renaissance de quelques revues messianiques en Pologne, pas forcément affiliées à Kaczyński mais idéologiquement proches de lui. À titre anecdotique, j’évoquerai un fait qui date de la fin du xixe siècle quand une séance médiumnique a eu lieu, faisant apparaître l’esprit du grand poète national polonais Adam Mickiewicz. Celui-ci a fait des prophéties, prédisant entre autres les deux guerres mondiales et l’élection d’un pape polonais. Si on lit bien cette prophétie, on comprend qu’implicitement y est aussi annoncée une alliance entre la Pologne, la Hongrie et la Roumanie. On dirait qu’un inconscient collectif travaille dans le sens d’une réunion… Si cette prophétie a été oubliée depuis longtemps en Pologne, reste qu’encore une fois il s’agissait de la vision d’une Europe centrale allant de la mer Baltique à la mer Noire.[/access]

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Article extrait du Magazine Causeur



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