Vendredi matin 29 juin, les auditeurs des radios matinales prenaient connaissance du résultat des activités nocturnes des vingt-sept chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union européenne réunis à Bruxelles pour un sommet estimé « crucial » par la plupart des observateurs. L’euro et, au delà, l’ensemble de la construction édifiée au cours des soixante dernières années allaient-ils survivre à la crise des dettes souveraines qui ébranle l’Espagne et l’Italie, après la Grèce, le Portugal et quelques autres ? Dans les jours précédant le sommet, un vent de panique, déclenché par quelques éditoriaux de la presse anglo-saxonne, soufflait sur le Vieux continent. A les entendre, l’euro serait déjà mort, et la réunion de Bruxelles ne serait qu’un simulacre destiné à éviter un « bank run » des épargnants désireux de sauver leur magot.
Le principal hebdomadaire allemand, Der Spiegel titrait, en couverture, « Quand l’Euro s’effondrera » avec, comme illustration, une pièce de 1€ côté face dépourvue de tout symbole renvoyant à son lieu d’émission. On ne manquait pas d’arguments pour fonder cet europessimisme : la crise bancaire espagnole serait un trop gros morceau à avaler par la zone euro, l’intransigeance d’Angela Merkel sur le volet « solidarité » de l’harmonisation fiscale et budgétaire des pays membres de cette zone et le rejet par les opinions publiques des transferts de souveraineté vers Bruxelles conduisaient droit à l’échec des négociations des 28 et 29 juin. Les Cassandre allaient même jusqu’à rappeler que ce sommet s’ouvrait le jour du 98ème anniversaire de l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo, dont on connaît les conséquences…
Vendredi matin, au contraire, on nageait en pleine euphorie : l’accord conclu au petit matin par les 27 renvoyait tous les prophètes de malheur dans leur coin sombre. L’Italie et l’Espagne avaient réussi à faire céder l’Allemagne en obtenant que le mécanisme européen de stabilité (MES) puisse financer directement les banques des pays soumis à la pression des marchés financiers et respectant leurs engagements relatif à l’assainissement de leurs finances publiques. Le plan de relance de 130 milliards d’euros était adopté dans la foulée, permettant à François Hollande de sortir la tête haute (du moins en apparence) de l’affrontement qu’il avait engagé avec la chancelière allemande. Les « eurobéats » triomphaient sans la moindre modestie, la palme de l’hyperbole revenant une fois de plus à Bernard Guetta de France Inter, regrettant qu’il n’existât pas sur notre continent un nouveau Victor Hugo capable de célébrer par des vers immortels cette avancée décisive vers l’Europe fédérale. Les marchés financiers, soulignent les mêmes, ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, en saluant l’accord de Bruxelles par une hausse significative des bourses européennes et une remontée du cours de l’euro face aux principales devises mondiales.
Qu’en est-il exactement ? A-t-on procédé à un nouveau rafistolage dans l’urgence ou écrit le premier acte d’une mutation de l’UE vers un système fédéral à l’image de celui en vigueur en Allemagne et aux Etats-Unis ? Avant de tenter de répondre à ces questions, saluons d’abord l’habileté tactique de Mario Monti et Mariano Rajoy qui ont conditionné leur adoption du plan de relance à l’acceptation préalable par l’Allemagne et ses alliés de la possibilité pour les banques en difficultés de se refinancer directement auprès du MES, ce qui hérisse le poil de Mme Merkel. Si elle a été obligé de craquer, c’est parce que la ratification par le Bundestag du pacte budgétaire européen (la mise sous surveillance par l’UE des budgets nationaux) exige la majorité des deux tiers, donc l’approbation des sociaux-démocrates. Or le SPD fait de l’approbation du plan de relance la condition de son vote favorable au pacte budgétaire. Mais la chancelière n’en a pas pour autant levé son opposition à toute garantie automatique des dettes publiques des pays européens avant que le gendarme financier de la zone euro n’ait été mis en place. Elle n’a tout simplement pas confiance et s’avance même jusqu’à affirmer que « de son vivant » on ne verrait pas d’euro-obligations assurer aux pays du « Club med » des conditions de crédit comparables à celle dont bénéficie aujourd’hui la République fédérale. Comme elle est âgée de 58 ans et que l’espérance de vie des femmes allemandes est de 83 ans en moyenne, cela laisse pas mal de temps aux marchés financiers pour tourmenter les pays de la zone euro incapables de faire adopter à leurs sociétés les comportements germaniques. Angela Merkel vient d’ailleurs d’être sèchement rappelée à l’ordre dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung, bible des milieux d’affaires outre-Rhin, pour qui le compromis de Bruxelles est « une attaque contre l’épargnant allemand », car celui-ci, au travers de l’Union bancaire qui doit voir le jour au sein de l’UE, se portera garant des dépôts des cigales méridionales. Une fois ratifié le pacte budgétaire, la chancelière entrera en campagne électorale face à une opinion publique réticente devant tout ce qui peut ressembler à une caution solidaire de ses partenaires.
L’union politique » proposée par Merkel, et que Le Monde presse François Hollande d’accepter, se limite à la constitution d’un conseil de discipline, alors que ses partenaires rêvent pour de l’avènement d’une Société de secours mutuels continentale à l’image de celles qui engendrèrent, aux XIXème siècle, l’essor du syndicalisme ouvrier. Et comme l’a montré Gil Mihaely, c’est s’illusionner de penser que les sociaux-démocrates allemands, s’ils revenaient au pouvoir, adopteraient une ligne radicalement différente. Personne en France n’a remarqué la proposition faite par la Finlande à l’ouverture du sommet de Bruxelles. Les pays du Sud ont du mal à se financer à des taux raisonnables sur le marché ? Eh bien qu’ils émettent des emprunts hypothécaires gagés sur le patrimoine national ou les entreprises publiques ! Si on avait appliqué cette recette à la Grèce, la Deutsche Bank serait peut-être aujourd’hui propriétaire du Parthénon et BNP-Paribas aurait hérité de Mykonos comme village de vacances pour son comité d’entreprise… Or les Finlandais sont réputés pour oser dire tout haut, car cela ne prête pas trop aux conséquences, ce que les Allemands pensent tout bas.
Alors gageons qu’à l’euphorie d’aujourd’hui succèdera bientôt une nouvelle déprime. Car l’Europe est devenu le malade bipolaire d’un monde multipolaire.
* Photo : Oxfam Italia
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !