La pandémie a créé une situation d’urgence autorisant la mise à l’écart de nombre de règles fondamentales : équilibre budgétaire et dette publique, abandon temporaire des interdictions de financement public, etc. Autant de règles qui, pourtant, rendaient possible le fonctionnement d’une monnaie unique…
Cette mise à l’écart a permis un retour très important de la croissance dans nombre de pays. Qui pouvait imaginer une croissance de plus de 6% pour la France en 2021 et probablement encore près de 4% pour 2022 ? Cet abandon des règles révèle aujourd’hui, à contrario, à quel point le fonctionnement de l’euro se payait d’un prix élevé en termes de croissance (2% voire moins s’agissant de la France), prix faisant de la zone euro l’espace le plus déprimé du monde.
Une difficile négociation se profile
Les différents États sont maintenant bien conscients de la situation, et les grands perdants (l’Europe du Sud, y compris la France) vont tenter de ne plus revenir à la situation d’avant la pandémie. Nous avons là les clés de compréhension d’une très difficile négociation sur le non-retour des règles antérieures. Dans cette négociation, l’affrontement classique entre frugaux et cigales, concernera en particulier la question de la dette extérieure du sud.
Pour comprendre cela, rappelons tout d’abord en quoi une monnaie unique débouche naturellement sur l’exigence d’un équilibre extérieur très difficile à établir. Plusieurs points sont à rappeler.
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1 – En premier lieu, il faut savoir que la libre circulation des marchandises en régime de monnaie unique ne va pas de soi. Si l’on devait, par exemple, empêcher les Grecs les plus aisés d’acheter des voitures allemandes fabriquées en Allemagne au motif que le pays est globalement impécunieux cela signifierait que le pouvoir d’achat de l’euro grec n’est pas le même que dans d’autres pays de la zone euro. En monnaie unique, même si la Grèce est en déséquilibre extérieur, il faut pourtant – au titre du paiement des voitures achetées – que la monnaie puisse circuler librement, ici se déplacer des banques grecques vers les banques allemandes. Concrètement, la banque centrale de Grèce va s’endetter auprès de la banque centrale allemande sous la forme de ce que les technocrates vont appeler un « solde TARGET ». Ce principe de libre circulation quelle que soit la situation économique d’un pays, entraîne mécaniquement un climat malsain, souvent oublié et qu’il faut préciser. Avant l’euro, les Grecs mêmes fortunés se trouvaient gênés par la faiblesse de leur monnaie. Trop d’achats de produits de luxe étrangers signifiaient des taxes douanières, voire des dévaluations renforçant le coût du luxe. Désormais, avec la monnaie unique et les soldes TARGET, tout se passe comme si les Grecs disposaient d’une véritable monnaie de réserve à fort pouvoir d’achat international. Le solde TARGET. De quoi rêver ou d’inventer comme en France des propos rassurants du genre : « l’euro nous protège »…
2 – Puisque l’euro protège, l’État grec peut se livrer à des dépenses supérieures à ses recettes, dépenses qui vont aboutir dans les comptes des citoyens (salaires des fonctionnaires, retraites, aide aux entreprises, etc.). Dans ce cas, va se manifester une forte corrélation entre solde TARGET, déficit extérieur et déficit public.
3 – Les Allemands, et c’est le troisième point, auraient tort de se plaindre d’une telle situation car les producteurs de voitures sont normalement payés. Mieux, plus le déficit public grec est élevé, plus le chiffre d’affaires des producteurs allemands grimpe. Contrairement à ce qu’on a laissé dire, les producteurs allemands disposent, avec les euros acquis, d’un pouvoir d’achat garanti. Dans le même temps, les banques allemandes disposent de liquidités considérables : l’argent circule depuis la périphérie (dans notre exemple la Grèce) vers le centre (dans notre exemple l’Allemagne).
Un système bancaire asséché
Le rappel de ces trois points montre que le véritable problème qui se pose, n’est pas que les producteurs allemands risquent de ne plus être payés par des clients insolvables : ils sont payés alors même que le pays est durablement impécunieux. Il n’est pas non plus dans le fait que la Grèce connait un déséquilibre de ses comptes extérieurs. Et il n’est pas non plus dans le fait d’un déséquilibre du solde TARGET dont tout le monde se moque. Le vrai problème devient celui d’un système bancaire asséché (l’argent quitte les banques grecque pour se nicher dans les banques allemandes) qui ne peut plus faire face à la demande de capital d’un Trésor Grec aux prises avec son déficit. Logiquement, le taux de l’intérêt sur la dette publique ne peut que s’élever en Grèce et s’abaisser en Allemagne, pays où la liquidité est abondante. D’où les fameux spreads de taux entre pays alors même que l’union monétaire devait en principe effacer les différences. La prime de risque devenant aux yeux de tous un trop grand risque, nous avons la crise de la zone euro de la précédente décennie.
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On connait les solutions historiquement retenues, rigueur budgétaire avec excédent budgétaire, dévaluation interne, etc., solutions qui ont entrainé une croissance de la zone beaucoup plus faible que partout dans le monde. Solutions qui vont aussi entrainer un taux de chômage beaucoup plus élevé en zone euro (7,5% en 2019) que hors zone euro (4% en 2019). La leçon numéro 1 de la crise Covid est la constatation que la croissance redevient importante avec la fin des programmes de rigueur imposés au début et surtout au milieu de la décennie précédente.
Au terme de la pandémie, quelles solutions envisager si l’on veut à la fois conserver la croissance et l’euro dans un contexte où un facteur nouveau, celui de l’inflation, semble se dessiner ?
Vers une union bancaire?
A priori, le retour en arrière est impossible et la crise sanitaire s’ajoutant à celle du risque écologique, la demande de sécurité et d’un État interventionniste devient lourde. L’Union européenne elle-même compte bien sur des interventions massives des États afin de rester dans la ligne de ce qui se passe en Chine et aux Etats-Unis. Il en va de la survie de l’Union elle-même. D’où aussi le plan de relance de 750 milliards d’euros arraché en 2020. Avec toutefois de très fortes résistances et la définition d’un périmètre très étroit : les projets ne peuvent s’inscrire que là où les marchés s’avèrent défaillants. Cela limite la possibilité de voir par conséquent des transferts massifs depuis le nord vers le sud et donc le rééquilibrage permettant le maintien de l’architecture de la zone euro.
Une autre solution serait la réalisation d’une véritable union bancaire. En effet, si les banques du nord qui voient les flux monétaires se gonfler sur les comptes, recyclaient l’argent dans le sud sous la forme de crédits aux banques du sud ou sous la forme d’implantations dans le sud avec fournitures de crédits aux particuliers voire aux entreprises ou même l’État, les Grecs pourraient continuer à acheter des voitures à l’Allemagne. Le solde TARGET se gonflerait d’un côté pour se dégonfler de l’autre, l’équilibre étant mieux assuré. Cette union bancaire n’est pourtant qu’un serpent de mer régulièrement évoqué mais très difficile à envisager. La raison en est simple : il est difficile de faire fonctionner une monnaie à fort pouvoir d’achat international dans un espace peu compétitif. Dans le sud, il est plus intéressant d’acheter internationalement que de produire localement. Globalement, l’euro interdit une véritable et saine croissance et donc la zone reste impécunieuse. Comment assurer le déploiement bancaire dans le sud si ce dernier reste fondamentalement impécunieux ? Il n’y aura donc pas de véritable union bancaire.
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Une solution plus radicale serait le prélèvement d’un impôt sur le nord avec don de la recette correspondante aux Grecs et autres agents du sud. Mais qui pourrait avoir le talent d’expliquer aux Allemands que s’ils veulent continuer à vendre des voitures, il faut subventionner le sud… à partir du fruit de leur travail ?
Le rôle à jouer de la BCE
La solution jusqu’ici retenue dans l’urgence est bien évidemment l’intervention massive de la BCE. Puisque spontanément les agents du nord – qu’ils soient privés ou publics, financiers ou non – ne veulent pas recycler l’argent qui s’accumule sur les comptes du nord vers des agents du sud, alors il appartient à la BCE de faire le travail. Parce qu’il est dangereux de voir les spreads de taux devenir l’allumette de l’explosion, la BCE doit inonder les marchés et assurer la parfaite liquidité de tous les actifs. Cette solution déjà envisagée à l’époque du gouverneur Draghi s’est considérablement renforcée avec la pandémie. Puisque les États du sud sont encore davantage handicapés, la BCE tient à bout de bras le système financier en injectant en permanence des liquidités dans les banques qui doivent acheter beaucoup plus de dette publique pour faire face à la pandémie. Sans cela les spreads de taux repartiraient à la hausse avec le risque d’un effondrement. De fait les taux à 10 ans de la dette allemande et des dettes du sud s’écartent à nouveau. À cette tension nouvelle vient s’ajouter un retour de l’inflation qui fait plonger davantage encore le taux réel allemand dans sa spirale négative (probablement autour de -5% aujourd’hui). Bien sûr, cela bouleverse l’économie générale des fonds de pension et les promesses des retraites par capitalisation. On aurait toutefois tort de croire que le Nord (Allemagne, Pays-Bas, Luxembourg, Finlande) se révoltera. À l’inverse, il exigera avec radicalité le retour des anciennes règles assurant la parfaite liquidité et le maintien de l’euro. De fait les fonds d’investissement ont partiellement abandonné l’économie réelle (les investissements réels dans le sud offrent un rendement beaucoup plus faible que ceux de l’innovation financière dans le reste du monde). Il n’y aura donc plus que la BCE à accepter de prendre en charge le boulet de l’euro.
Les États du sud, mais aussi la France, feront tout pour maintenir les facilités que la pandémie a laissée entrevoir. Le nord restant inflexible il n’y aura que la BCE qui permettra de creuser un chemin certes très difficile, mais un chemin qui permet de faire cohabiter des intérêts publics et privés fondamentalement divergents sous la houlette d’un mythe : « l’euro nous protège tous ». Combien de temps encore ?