L’ancien président de la Banque centrale européenne Jean-Claude Trichet dresse un bilan globalement positif de l’euro dans Le Débat. C’est oublier que la monnaie unique a contribué à une divergence accrue entre les Etats membres. En proie au chômage de masse, à la récession et à l’endettement, la zone euro est au bord du démantèlement.
Le vingtième anniversaire du lancement de l’euro, le premier janvier 1999, a été célébré dans la discrétion. Cependant, et sans attendre cette échéance, un des protagonistes majeurs de l’expérience, notre compatriote Jean-Claude Trichet, en a dressé un bilan globalement positif : reprenant un des poncifs émis à l’occasion de la crise de 2008, il a jugé que la zone euro était « résiliente ».
Les omissions de l’élève Trichet
Dans cet article de pure opportunité, écrit au lendemain d’un exercice 2017 qui s’était avéré le meilleur de la zone euro depuis la crise financière américaine de 2008 et, surtout, la crise de l’euro des années 2010, 2011 et 2012, Trichet avance que c’est grâce à l’action de la Banque centrale européenne, sous sa direction, que la crise dite des « subprimes » avait pu être surmontée. Il noie la crise de l’euro dans une crise des risques souverains imputables à l’absence de « réformes structurelles » dans les pays concernés, air connu, oubliant que l’euro nous avait été présenté, entre autres choses, comme un puissant facteur incitatif aux dites réformes. Il se réjouit que de nouveaux pays, l’Estonie, la Lituanie, la Lettonie et la Slovaquie aient rejoint la zone euro. Par-dessus tout, il produit une estimation du FMI selon laquelle le PIB par tête aurait progressé un peu plus vite que le PIB par tête américain.
Ce point aurait dû intriguer l’honorable représentant de notre énarchie. Car non seulement la zone euro est loin derrière l’Asie industrielle en termes de croissance, mais le dynamisme de l’économie américaine, depuis 2009, a créé un gouffre dans les évolutions respectives des deux systèmes. Comment se fait-il que les services du FMI aient pu aboutir à un résultat aussi flatteur pour la zone euro ?
Un premier point, mineur, aide à le comprendre. Le PIB par tête de la zone euro est mécaniquement rehaussé du fait de la fécondité bien plus basse que celle des États-Unis. Les nombreux jeunes Américains nés entre 1999 et 2018 ont accru la population sans accroître simultanément la production. Le biais statistique de nature démographique aide à comprendre l’évolution un peu plus favorable du PIB par tête en zone euro.
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Un deuxième point met en lumière le caractère fautif du plaidoyer de Jean-Claude Trichet. C’est dans les années 2000 que la zone euro affiche, globalement, des performances favorables attestant en apparence de la réussite du projet. La demande intérieure, investissement et consommation confondus, progresse à un rythme soutenu. Mais c’est au prix de deux facteurs qui vont décider de la terrible crise de l’euro de 2010. Un, les pays dits du Sud s’endettent de façon disproportionnée : l’État en Grèce, l’État, les ménages et les entreprises au Portugal, les entreprises et les ménages en Espagne, les banques, les ménages et les entreprises en Irlande. Deux, les entreprises et les États de ces pays, y compris l’Italie, laissent filer les coûts salariaux à un rythme total compris entre 20 et 35 %. Comment expliquer une telle imprudence ? Nos partenaires dévoyés avaient pris au sérieux le slogan imbécile des concepteurs de l’euro et de la tribu médiatique « L’euro est notre bouclier ».
Un troisième point attire l’attention. La belle performance globale cache des performances très inégales des différents pays : prospérité apparente en Espagne et en Irlande, faiblesse de l’économie italienne, croissance ralentie en France, mais plus encore en Allemagne qui avait fait le pari contraire des pays du Sud en réduisant de 15 % ses coûts salariaux. Dès 2007, on pouvait voir l’échec de l’euro qui faisait diverger les économies concernées alors qu’il avait été conçu pour les aider à converger.
Jean-Claude Trichet, alors aux commandes à Francfort, est non seulement resté aveugle à ces débordements, mais il s’est réjoui de la croissance artificielle qui en résultait. Pire encore, il oublie les conséquences irrémédiables de la crise interne de la zone, sous la forme d’une explosion de différentes dettes publiques : 100 % du PIB pour l’Espagne, 132 % pour l’Italie, plus de 110 % pour le Portugal, ce qui rend leurs États insolvables. Quant à l’Irlande, c’est un cas à part, du fait que son PIB est artificiellement gonflé par de fausses exportations qui représentent plus de 90 % de sa production[tooltips content= »Chaque Irlandais exporte quatre fois autant que chaque Allemand. Sic ! »]1[/tooltips] grâce au transfert sur son sol de la production de laboratoires pharmaceutiques nord-américains qui entendent bénéficier d’une imposition très favorable. Comment se fait-il que la zone euro ait vu les quatre plus grandes faillites de l’Histoire quand on les rapporte au chiffre de la population ? La France elle-même, moins touchée, a vu sa dette publique s’élever de 65 % du PIB à l’automne 2008 à 98 % aujourd’hui : Trichet croit-il que la France et les autres pays surendettés pourront rembourser leurs dettes ?
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Changement de programme après 2009. La zone euro entre dans une période de marasme prolongé qui creuse l’écart avec les États-Unis. La demande interne de la zone euro est aujourd’hui inférieure à ce qu’elle était avant 2008 tandis que la demande interne américaine s’est envolée comme le montre un graphique récent de Natixis[tooltips content= »« Natixis Flash Économie », n° 995, « Pour l’instant, la zone euro est un échec ». »]2[/tooltips]. Cette évolution aide à comprendre les difficultés de gestion des États, mais encore plus, le chômage structurel dans maints pays, en dehors de l’Allemagne, avec un chômage endémique des jeunes oublié lui aussi par Trichet, qui n’en a apparemment cure. « No future » pour tous ces jeunes.
Mais l’élève Trichet mérite une note proche de zéro si l’on prend encore en compte trois paramètres qui ne figurent pas dans sa copie. Primo, les déséquilibres commerciaux entre l’Allemagne et ses partenaires de la zone ont engendré, au profit de notre grand voisin, un total de créances de près de 1 000 milliards d’euros, dont on ne voit pas comment il pourra être réduit ou résorbé. Deuxio, la crise de l’euro a été surmontée par la politique dite de « Quantitative Easing », mise en œuvre par Mario Draghi, qui a permis de retirer plus de 4 000 milliards de dettes privées et publiques de la circulation et, par là, de sauver le système bancaire et le crédit des États de la zone. Tertio, l’embellie de la zone euro, observable en 2017, est intervenue au moment précis où « toutes les planètes du système économique mondial étaient alignées », grâce à l’impulsion monétaire des six plus grandes banques centrales du monde, Banque populaire de Chine y compris.
La résilience n’est plus ce qu’elle était
Cependant, quelques semaines après la publication du satisfecit de notre ancien banquier central, John Plender, chroniqueur au Financial Times, libre de tout lien d’allégeance avec l’aventure de l’euro, a appelé l’attention sur les nuages qui s’accumulent à l’horizon de la zone. Il va jusqu’à pointer le risque de déflation rampante qui la menace, dans le style que celle qui afflige le Japon depuis trente ans.
Très à propos, John Plender évoque la décision récente du président de la Banque de Francfort de procéder à une relance monétaire sous la forme de prêts aux banques à très bas taux sur une durée de deux ans. Décision que Mario Draghi n’a eu guère de peine à justifier : « La zone euro connaît une période de faiblesse continue et d’incertitude qui se répand. » Du haut de la tour qui abrite la BCE, son président a pu voir s’éteindre les feux de la croissance : 2,6 % en 2017, mais une année 2018 qui a vu la croissance chuter à 0,8 % au premier semestre et à 0,4 % au second semestre. L’Italie est entrée en récession, l’Allemagne était en quasi-récession durant le dernier semestre. Enfin, les enquêtes auprès des entreprises trahissent une dégradation régulière du climat des affaires, encore confirmée par l’enquête Markit auprès des PME de la zone menée début d’avril.
C’est l’Allemagne, la surpuissante Allemagne, qui inquiète le plus. Le pays qui a garanti l’euro au moment de la tourmente, par sa puissance industrielle, subit les vents contraires du ralentissement dans d’autres régions du monde : l’Amérique latine est globalement en récession, la Chine et l’Asie industrielle freinent des quatre fers. Les exportations allemandes et, plus encore, les commandes à l’exportation se replient. Nous voyons le revers de la médaille allemande : sa croissance est excessivement dépendante de ses débouchés extérieurs qui représentent, bon an mal an, près de la moitié de sa production. Et c’est ainsi que Mario Draghi a dû avouer que le retour à la prospérité dépendait de la relance monétaire à tout va à laquelle procède la Chine. Il serait divertissant d’organiser une confrontation entre lui et son prédécesseur !
L’euro fourrier de la déflation
Dans ce contexte de conjoncture refroidie, d’autres indices, soulignés par John Plender, plaident pour la thèse déflationniste : l’inflation très réduite et la faiblesse démographique – la population en âge de travailler recule. Il se risque alors à un rapprochement avec la déflation japonaise, mais en soulignant le point crucial de divergence : le Japon est unifié, la zone euro n’est pas homogène. C’est là que le bât blesse le plus. La monnaie unique présentée comme un outil de convergence des économies a contribué à une divergence accrue.
L’union monétaire était viciée à la base, nous dit John Plender. Elle a assuré une surcompétitivité à l’Allemagne et aux pays du Nord de l’Europe, sans possibilité de correction par des mesures de compensation pour les autres économies. Dès lors, la zone restera excessivement dépendante de ses exportations vers le reste du monde, donc du dynamisme du système mondial. La « japonisation » deviendra un mot usuel dans le vocabulaire économique et, horresco referens, les populismes vont progresser.
J’ajouterai un aspect peu visible de l’imbroglio économique de la zone. L’union monétaire a consisté à « germaniser » la monnaie des trois quarts de l’Europe. Car l’euro est le mark. C’est bien ainsi que l’avaient voulu ses concepteurs. Or, quelques années après la « germanisation » monétaire de l’Europe, l’Allemagne a, sous la conduite du chancelier Schröder, fait le choix de se mondialiser en réduisant ses coûts du travail de 15 %, tout en délocalisant une masse de fournitures vers les pays d’Europe centrale et orientale. Cela signifie que l’Allemagne s’est éloignée de la zone euro qui a emprunté sa monnaie. On peut la voir comme une plate-forme industrielle « offshore », qui exporte tous azimuts. C’est ce choix qu’elle commence à payer à son corps défendant.
Vers un démantèlement de l’euro ?
Tout dépend désormais de la conjoncture extérieure à la zone euro. Ou bien le ralentissement va s’étendre à d’autres régions du monde, comme les États-Unis, dont la prévision de croissance vient d’être ramenée à 2,3 % pour 2019, comme les pays producteurs de matières premières, victimes par ricochet du marasme de leurs clients. Ou bien la relance chinoise viendra à point nommé soutenir le train de la croissance mondiale et nous connaîtrons une nouvelle embellie ou à tout le moins un délai de grâce avant une éventuelle rechute.
Mais la question de l’euro reste posée. Si John Plender a raison, il n’y a d’autre solution véritable que de préparer le démantèlement de l’euro. Or, selon la rumeur qui commence à courir, nombre de financiers admettent en privé cette nécessité. Ils craignent la sortie impromptue d’un pays tel que l’Italie qui ferait imploser les marchés du crédit. Le démantèlement de l’euro, préparé en commun par les États et par eux, serait infiniment moins dommageable qu’une sortie unilatérale. Nous ne sommes pas voués à demeurer éternellement dans la souricière de la monnaie unique.
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