Jusqu’ici, tout va bien. Le climat d’irréalité qui règne sur la question des dettes publiques européennes rappelle fâcheusement celui qui prévalait peu de temps avant que n’éclate la crise dite du « subprime rate », révélatrice du surendettement des ménages américains. Le scénario de dirigeants impuissants face à une catastrophe annoncée semble voué à se répéter.
Lorsque les premiers signaux d’alarme retentissent, les autorités publiques − monétaires et gouvernementales − s’acharnent à persuader les populations que la situation est, sinon maîtrisée, au moins maîtrisable. Ainsi a-t-il fallu quinze mois, entre le 22 juin 2007 et le 14 septembre 2008, pour aboutir au désastre financier qui a bouleversé le paysage économique de l’Occident. Aujourd’hui, cela fait quinze mois que la crise de la dette publique grecque a éclaté, donc quinze mois que les dirigeants européens tentent, dans la confusion, de remédier à la défiance qui mine le crédit public au sein de la zone euro à partir de sa périphérie.[access capability= »lire_inedits »]
Il ne s’agit pas d’une discussion de salon mais d’une question fondamentale pour nos sociétés. Le tsunami de la dette privée américaine qui a dévasté l’Occident sera-t-il suivi d’un tsunami de la dette publique européenne qui dévastera à nouveau des économies aujourd’hui en phase de rémission ? Si cela devait être le cas, tous les efforts accomplis pour panser les plaies et relancer nos organismes affaiblis seraient ruinés. Nous entrerions en dépression.
Pour formuler le meilleur énoncé possible du problème, il faut partir de trois étrangetés. Pourquoi la défiance à l’égard du crédit des États est-elle apparue d’abord en Europe, alors que la crise financière avait les Etats-Unis pour épicentre et que la dette publique américaine a atteint, en parallèle, un montant alarmant ? Comment cette défiance a-t-elle pu s’installer après quelque dix années durant lesquelles ces États avaient joui d’une confiance sans précédent, y compris dans les moments les plus critiques de la crise du « subprime rate » ? Comment l’euro, proclamé comme le bouclier monétaire du Vieux Continent, est-il devenu le premier sujet d’inquiétude ? Ces questions qui fâchent et qui fatiguent, les médias préfèrent les ignorer avec l’espoir qu’elles seront oubliées par des esprits déjà accaparés − et on s’y emploie − par une campagne présidentielle qui devient, pour le coup, une campagne providentielle.
L’impact dévastateur de la « Grande récession »
Les États-Unis portent la responsabilité écrasante d’avoir provoqué ce que les Américains appellent eux-mêmes la « Grande récession ». Les économies occidentales ont subi une chute de la production et une hémorragie de l’emploi qui, quoique inférieurs à ceux enregistrés dans les années trente, sont sans précédent depuis la Deuxième guerre mondiale. Même la plus rude des crises du pétrole, celle de 1980, n’a pas créé de dommages comparables à ceux qui nous ont été infligés depuis 2008. Asphyxiés par des dettes disproportionnées, les Américains ont réduit leurs achats et, dans leur sillage, les entreprises d’Amérique, d’Europe, voire de certains pays d’Asie ont annulé ou reporté leurs programmes d’investissement. Un peu partout, les stocks excédentaires ont été liquidés, des unités de production, des lignes de production ont été arrêtées. Pour aggraver le repli spontané de la production, les banques commerciales ont restreint leurs crédits, malgré le soutien massif des banques centrales : le crédit au logement s’est contracté, le crédit à l’import-export s’est tari. Il a d’ailleurs fallu, pour échapper à la dépression qui commençait à s’installer, que le FMI se mue, à partir du printemps 2009, en banquier spécialisé dans le financement de l’import-export.
Dans ce contexte d’activité affaiblie, il était prévisible que les États n’y retrouveraient pas leur compte. Certains ont pris sur eux de tenter des relances partielles à partir de commandes publiques, d’autres ont volé au secours des banques en faillite en endossant, en leur lieu et place, le rôle du débiteur vis-à-vis des créanciers. Mais tous ont subi l’hémorragie de leurs recettes fiscales. Telle est l’origine principale de la déshérence financière des grands États occidentaux : taxes sur la consommation, impôts sur les revenus des particuliers et des entreprises, charges sociales sur les salaires quand elles existent, tous ces prélèvements, vitaux pour la survie financière des systèmes publics, ont enregistré des baisses prononcées. Bien entendu, les apôtres de la rigueur, revenus à la charge avec tambours et trompettes, ont oublié de relever ce point décisif, se complaisant à stigmatiser, encore et encore, le laxisme présumé des gestionnaires publics.
La montée en flèche des déficits et des dettes, produit direct de la « Grande récession », a projeté les États dans une nasse financière. Les dettes souveraines se sont accrues de 20, 30, 50 voire 100 ou 300 % (c’est le cas de l’Irlande) selon les pays. Pour la France, l’impact se monte à 400 milliards d’euros, soit 20 % du PIB.
Or, les stratégies de rigueur plus ou moins prononcées, mises en place ici et là en Europe, sous la pression des marchés du crédit, risquent de se révéler pires que le mal dès lors qu’elles pèsent sur la demande intérieure de toutes les économies : du coup, aucune ne peut espérer se réajuster en profitant de la demande des autres. De surcroît, les mesures mises en œuvre sont mathématiquement insuffisantes pour réduire le montant des dettes publiques ou même empêcher leur aggravation spontanée.
Enfin, les États les plus atteints par la crise de défiance, comme la Grèce, l’Irlande ou le Portugal, sont étouffés par les intérêts exorbitants – entre 7 % et 11 % courant avril − que leur réclament ceux des prêteurs qui veulent bien encore souscrire leurs emprunts. À ces conditions, l’accroissement spontané de la dette compense, et au-delà, les effets des mesures d’ajustement sur les dépenses et les recettes, même les plus sévères. L’effet boule de neige, bien connu des financiers, est à l’œuvre. Pour les pays déjà entraînés dans la tourmente, l’espoir n’est plus de mise. Désormais, il faut se demander quels pays vont entrer à leur tour dans l’œil du cyclone d’une part et, d’autre part, si l’euro est encore viable alors que la gangrène financière atteint ou menace ses membres.
Les agences de notation se trompent toujours
À l’automne 2008 encore, au beau milieu de la tornade qui balayait le système bancaire occidental, les marchés du crédit public de la zone euro affichaient une sérénité olympienne. Tous les Trésors concernés pouvaient émettre leurs emprunts hebdomadaires au même taux, ou presque, que le Trésor allemand. En 2006 et 2007, l’État espagnol et l’État irlandais s’étaient même offert le luxe d’émettre à des taux inférieurs aux taux concédés par la RFA. L’euro semblait jouer pleinement le rôle de bouclier qui lui avait été assigné à l’origine.
Le renversement qui s’est opéré entre l’automne 2008 et l’hiver 2010, début de la tragédie grecque, peut surprendre à trois égards.
Premièrement, il révèle la cécité de tous les agents financiers qui avaient souscrit les emprunts des pays aujourd’hui en faillite non déclarée. Comment, en effet, les banques françaises, allemandes, anglaises, américaines ont-elles pu accumuler des centaines de milliards d’euros de titres des pays de la périphérie, et ce, en plein cœur de la récession qui détruisait les bases financières des États ?
Deuxièmement, il incrimine l’action nuisible des agences de notation. Les agences de notation se trompent toujours. Après avoir honoré les entreprises, les banques et les États des notes les plus flatteuses, sans examen approfondi de leur capacité économique et financière, elles procèdent à leur jeu de massacre usuel dès que le contexte se dégrade. Le cas des banques irlandaises et espagnoles illustre leur aveuglement. Le rythme totalement disproportionné des emprunts contractés par les premières, des crédits accordés par les secondes, ne pouvait que laisser présager des lendemains de fête douloureux pour les appareils bancaires de Dublin et de Madrid.
Troisièmement, il disqualifie les autorités européennes de Bruxelles et de Francfort, dont on attend toujours que l’impéritie soit dénoncée. La Commission européenne et la BCE ont fait l’impasse sur la question des dettes privées. Résultat, l’accroissement de celles-ci, particulièrement marquée en Espagne et en Irlande, qu’il s’agisse des particuliers, des banques et des entreprises, est demeurée inaperçue.
La gouvernance de l’Europe doit changer. Radicalement
Il est donc urgent, à supposer qu’il en soit encore temps, de changer radicalement la gouvernance de la zone euro et de l’Europe, ce qui suppose de changer tout aussi radicalement les schémas d’analyse et d’en adopter de nouveaux qui tiennent compte des événements récents. C’est d’autant plus nécessaire que − dernier grand enseignement de la crise financière qui affecte le Vieux Continent −, l’Europe a révélé le caractère hétéroclite de son assemblage économique. Qu’y a-t-il de commun en effet entre l’Allemagne industrielle surpuissante et la Grèce, cantonnée au tourisme et au transport maritime ? Quelle symbiose peut-on imaginer entre l’Irlande, paradis fiscal, et la Finlande dotée, en dépit de sa taille modeste, d’un véritable appareil de production ?
Comment a-t-on pu donner en exemple à la France, comme l’ont fait Ségolène Royal et Michel Sapin, porte-parole économique du PS, une économie espagnole en proie au démon de la dette ? Il faudrait encore, pour compléter le tableau, évoquer la divergence démographique qui mine l’avenir de l’Europe. Les Français de moins de 20 ans sont aujourd’hui plus nombreux que les Allemands de la même catégorie d’âge. Tandis que l’Espagne, l’Italie et l’Espagne connaissent une dépression démographique, deux autres grands pays, le Royaume-Uni et la France, affichent un taux de fécondité suffisant pour assurer le renouvellement des générations.
Or, le facteur aggravant, c’est que pendant toute cette période où les divergences économiques et démographiques se sont accentuées, l’euro, hélas, a servi de leurre. Même s’il survit, dans une configuration modifiée, il nous laisse désarmés ou presque devant la tâche nouvelle qui s’impose.
Sauver l’euro ou sauver les Européens
Cela s’est fait en un éclair. Il y a un an, la communication des dirigeants européens a basculé : « L’euro nous protège » a cédé la place à « Protégeons l’euro ». Le fétiche a changé de statut. Le bouclier s’est transmué en relique. Souscrire à cette nouvelle présentation serait une forme de démission intellectuelle. Rien n’est moins sacré que la monnaie dans les économies modernes. Toute monnaie doit être considérée comme un outil d’action économique, ni plus, ni moins. C’est à la lumière de ce préalable que nous pouvons esquisser quelques pistes permettant d’envisager pour l’avenir monétaire de l’Europe.
La première piste consiste à entériner les divergences économiques, en organisant la sortie ordonnée de l’euro de tous les États qui se trouvent dans l’incapacité de relever le défi d’une monnaie ajustée sur l’industrie exportatrice de l’Allemagne, à savoir les États dits de la « périphérie », mais aussi l’Italie, et peut-être la Belgique et la France. Ces États rétabliraient des monnaies nationales, donc des politiques monétaires et de changes nationales. Cette solution imparable sur le papier se heurte à deux difficultés financières majeures. Comment, en effet, les États séparatistes feraient-ils pour honorer des dettes fortement accrues du fait qu’elles ont été contractées en euros, alors que les « nouvelles » devises accuseraient une dépréciation de 20, 25, voire 50 % vis-à-vis de l’euro maintenu ? Une réduction autoritaire des dettes semble inévitable. Mais alors, comment éviter que les pertes enregistrées par les détenteurs de titres en euros suscitent à leur tour une crise de défiance nous conduisant à une récidive de la tornade financière de 2008 ?
Une deuxième piste est de transformer la monnaie unique en monnaie commune, servant seulement aux transactions entre les pays-membres, qui se verraient tous dotés d’une monnaie propre, y compris l’Allemagne dont le mark pourrait être défini comme un clone de l’euro actuel. Les États en difficulté bénéficieraient de la dépréciation de leurs monnaies nationales pour retrouver la compétitivité qui leur fait défaut, mais leurs engagements en euros seraient maintenus. Il leur faudrait cependant absorber une inflation temporaire, liée à la dévaluation monétaire, tout en contrôlant leurs coûts de production et, en même temps, trouver les moyens de financer les investissements publics et privés sur ressources propres alors que les prêteurs étrangers demeureraient sur l’Aventin, dans l’attente de leur rétablissement.
La troisième piste, enfin, serait de tenter de sauver l’euro au prix d’un changement drastique de la stratégie monétaire et financière en vigueur. Pour remédier à la crise de défiance, la Banque centrale européenne achèterait une fraction des titres émis. Simultanément, les nouveaux emprunts seraient émis par les États sous forme de dettes à durée indéterminée, permettant de ne payer que les intérêts pour se réserver la faculté de rembourser le capital dans une conjoncture favorable : ils seraient par ailleurs offerts à la souscription prioritaire des particuliers épargnants de la zone. Par ailleurs, des fonds stratégiques, dotés de ressources émises dans les mêmes conditions que les nouveaux emprunts d’État, viendraient épauler les investissements publics et privés. Parallèlement, les pays les moins productifs mettraient l’accent sur la productivité et les plus productifs, tels que l’Allemagne, libéreraient leur demande intérieure artificiellement comprimée.
Le problème, c’est que le temps manque, et que les dirigeants semblent toujours refuser d’engager la réflexion indispensable à toute action salvatrice. Who knows ?[/access]
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