Il y a cinq ans, Philippe Séguin disparaissait. Aujourd’hui encore, pour beaucoup de nos compatriotes, son nom reste attaché au combat qu’il a mené contre le Traité de Maastricht. Pour autant, faire de Séguin un antieuropéen est une caricature. Il pensait que l’Europe ne pouvait être seulement un marché, encore moins une technocratie, mais une construction politique permettant une Europe sociale qui protège ses entreprises et ses salariés. Il se situe clairement dans le sillage du général de Gaulle qui, dès 1952, avertissait : « On ne fera pas l’Europe si on ne la fait pas avec les peuples et en les y associant. Or, la voie que l’on suit est complètement différente. Les peuples n’y sont pas ».
Avant de mourir, il y a cinq ans, Philippe Séguin a pu observer la justesse de ce constat. En 2008, le monde a en effet été frappé par une crise inédite depuis 1929. L’Europe et en son sein la France peinent à s’en sortir. Or, dès son fameux discours du 5 mai 1992, Séguin nous avertissait : « Il est bien temps de saisir notre peuple de la question européenne. Car voilà trente-cinq ans que le traité de Rome a été signé et que d’Acte unique en règlements, de règlement en directives, de directives en jurisprudence, la construction européenne se fait sans les peuples».
Nostalgie estimaient ses adversaires. Pourtant, que constate-t-on aujourd’hui ? Si l’on fait l’Europe sans les peuples, les peuples déferont l’Europe. L’abstention massive aux élections européennes, la montée en puissance des partis extrêmes, leur possible succès en Grèce qui fait trembler la planète finance, sont autant d’illustrations de la vision de Philippe Séguin.
Au cœur de son combat pour une Europe des nations et des peuples, ce dernier a tout de suite estimé que la monnaie unique présentait un danger supplémentaire. Le traité de Maastricht allait mettre les nations, donc les peuples sous tutelle, ce qui lui était insupportable en sa qualité de républicain et de démocrate.
Sa critique sur le traité de Maastricht portait sur deux points essentiels : aggraver le déficit démocratique accumulé au fil des années, au lieu de tenter de commencer à le résorber, et prévoir un mode de gestion et des objectifs contradictoires pour la monnaie unique. On faisait en effet découler la politique économique du monétaire quand le raisonnement aurait dû être inverse. Il était ainsi prévu que la politique monétaire serait décidée non par des instances démocratiques, mais par un organisme unique et tout-puissant, dépourvu de tout contrôle, cumulant plus de pouvoirs encore que le système de réserve fédéral américain ou la Bundesbank. « Le seul objectif qui lui était assigné était la lutte contre l’inflation ! Pas un mot sur la croissance et l’emploi. » L’objectif principal assigné à la Banque centrale européenne a été de maintenir la stabilité des prix dans la zone euro, afin de préserver la valeur de l’euro.
Au moment même où le continent européen connaissait des bouleversements de grande ampleur, bousculant toutes les données de notre vie collective, le politique se privait d’un levier d’action en confiant la politique monétaire à un système indépendant. Cette séparation entre la politique monétaire et la politique économique était d’autant plus paradoxale que, bien avant la crise, la France et l’Europe connaissaient déjà un chômage de masse et que la mission première donnée à la politique monétaire était la maîtrise de l’inflation et non le développement de l’emploi. À l’inverse, la Réserve fédérale des Etats-Unis avait un double mandat : agir pour le plein emploi autant que pour la stabilité des prix.
Puis les crises sont passées par là : d’abord la récession de 1993, ensuite les crises de 2008, financière puis économique. Il a fallu gérer ces crises tout en étant enfermé dans le carcan des critères de Maastricht, dont on cherchera en vain une justification quant au choix et au niveau fixé pour la création d’une zone monétaire.
Aujourd’hui, la faiblesse des taux d’intérêt permet-elle une allocation optimale des ressources ? L’engouement actuel de la terre entière à nous prêter à bas prix est-il durable ? Ne sommes-nous pas déjà à la remorque des marchés financiers et des agences de notation ? Qu’en sera-t-il alors de notre indépendance et de notre capacité à influer sur le cours des choses? Voilà les questions qui taraudaient Philippe Séguin au moment du choix de Maastricht et qui s’avèrent encore plus prégnantes avec l’irruption de la crise financière et économique dans notre modèle capitaliste. Les initiatives de Nicolas Sarkozy, pendant la présidence française de l’Union européenne, ont certes permis un plan de sauvetage du système bancaire qui évita son effondrement. Mais la France ne put échapper à la récession en 2009.
Le péché originel de la création de la zone euro a reposé sur l’hypothèse qu’elle constituait une zone économique optimale. Une zone économique ne peut être optimale au point de permettre d’y établir une monnaie unique que si elle présente aussi une suffisante homogénéité structurelle, voire culturelle. Les programmes, dits de cohésion, s’éparpillent entre de trop nombreuses priorités pour réduire ces disparités. Quant à l’espace social européen, cher à Philippe Séguin et ancré dans ses convictions de gaulliste social, il y a belle lurette que l’expression a disparu même si elle refait une timide apparition en Allemagne.
Reste la potion magique de la convergence souvent mise à toutes les sauces sans réelle volonté politique de la voir appliquée. Pour qu’il y ait une véritable convergence, elle doit porter d’abord sur les politiques économiques, « c’est-à-dire dans une relance de la croissance de la part des pays qui ont des excédents. Si n’on obtient pas cela, on va se retrouver très vite dans une situation où on aura un engrenage absolument détestable : des politiques d’austérité et des déséquilibres des finances publiques » rappelait Philippe Séguin, tout en ajoutant «que l’on ne peut pas vivre avec une monnaie unique sans convergence fiscale dans un espace où il y a des paradis fiscaux ».
Enfin, sa fibre sociale s’exprimait quand il déclarait : « faire converger les modèles sociaux ne peut se faire que si chacun fait un bout de chemin vers l’autre. Il n’est pas possible que la France abandonne son modèle social pour rejoindre le modèle libéral, plus proche du modèle anglo-saxon ».
Acceptons le débat et reconnaissons que les questions posées par Philippe Séguin au moment de Maastricht connaissent un regain d’actualité et n’ont pas encore reçu de réponse. Reconnaissons le caractère prémonitoire de son discours de 1992 : « Quand, du fait de l’application des accords de Maastricht, notamment en ce qui concerne la monnaie unique, le coût de la dénonciation sera devenu exorbitant, le piège sera refermé et, demain, aucune majorité parlementaire, quelles que soient les circonstances, ne pourra raisonnablement revenir sur ce qui aura été fait. Craignons alors que, pour finir, les sentiments nationaux, à force d’être étouffés, ne s’exacerbent jusqu’à se muer en nationalismes et ne conduisent l’Europe, une fois encore, au bord de graves difficultés, car rien n’est plus dangereux qu’une nation trop longtemps frustrée de la souveraineté par laquelle s’exprime sa liberté, c’est-à-dire son droit imprescriptible à choisir son destin. On ne joue pas impunément avec les peuples et leur histoire. »
Ce n’est pas d’une initiative européenne que peut venir la réponse s’il n’y a d’abord une volonté des Etats-membres. A commencer par les plus grands et ceux qui ont le plus d’intérêts et d’engagements dans la construction européenne, c’est-à-dire la France et l’Allemagne. La France ne doit pas avoir peur de l’Allemagne. Il était absurde de vouloir la « ligoter ». Il est tout aussi absurde aujourd’hui de vouloir la copier en tout et, la prenant pour étalon, de souffrir d’un sentiment d’infériorité peu propice au dialogue franc et constructif qui semble en panne depuis trois ans.
La voie à suivre est celle qui nous était tracée par Philippe Séguin: « Une fois de plus, il nous faut considérer le monde tel qu’il est et non tel qu’on voudrait qu’il soit. Et dans ce monde-là, ce que la France peut apporter de plus précieux à l’Europe, c’est de trouver en elle-même assez d’énergie et de volonté pour devenir un contrepoids, pour équilibrer les forces en présence, pour peser lourd face à l’Allemagne, sinon pour faire jeu égal avec elle. Que la crise de notre État providence appelle de profondes réformes, je serai le dernier à le contester. Que cette modernisation, faute de courage politique, soit imposée par les institutions communautaires, voilà qui me semble à la fois inquiétant et riche de désillusions pour notre pays. Le meilleur service que nous pouvons rendre à l’Europe, c’est donc de nous engager résolument sur la voie du redressement national, c’est de restaurer la cohésion nationale et l’autorité de l’État. »
Douze ans après, l’euro a-t-il été l’instrument de notre liberté ? Ne nous a-t-il pas, au contraire, endormis dans la fausse sécurité de l’accès facile aux financements des marchés internationaux, ne mettant ainsi aucun frein à la croissance de l’endettement ? Cette dépendance entrave la liberté d’action tant de la France que de l’Europe dans un monde qui bouge. Est-ce au moins le prix de notre prospérité ? La France qui comptait 3,5 millions de demandeurs d’emploi, avec ceux en activité réduite, a passé le cap des 5 millions en 2014. La crise mondiale est passée par là : mais l’euro n’a pas suffi à nous protéger et pour la suite, n’est-ce pas la crise même de la zone euro ?
Et pour répondre à Philippe Séguin, qui s’inquiétait du coût exorbitant de la dénonciation, je pose la question : a-t-on mesuré le coût de l’inaction ?
*Photo : FACELLY/SIPA. 00224736_000003.
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