Marine Le Pen a renoncé à promettre la sortie de l’euro qui effraie les électeurs. Pourtant, de nombreux économistes pensent que la monnaie unique est responsable de la croissance molle que connaît l’Europe depuis vingt ans et qu’elle a exacerbé les tensions entre Etats membres. Si Berlin y consentait, sa dissolution nous sortirait du marasme.
La sortie de l’euro, que Marine Le Pen prônait en 2017, figure en bonne place parmi les raisons de son échec à la présidentielle. Logiquement, et à des fins électorales mollement cachées, la fin de l’euro a disparu du programme du Rassemblement national. Cette réforme radicale inquiétait le chaland et justifiait le procès en incompétence économique que le « cercle de la raison » intente aux critiques de la monnaie unique, qu’ils se nomment Le Pen, Mélenchon ou Dupont-Aignan. Arbitrer les débats entre prix Nobel d’économie pro ou anti-euro n’étant pas à la portée du premier gilet jaune venu, on conçoit que les Français aient préféré conserver, par prudence, l’acquis de l’euro. Néanmoins, cette rentrée dans le rang des souverainistes cache sans doute un agenda secret, assis sur la conviction que l’euro, quoi qu’en disent les soutiens de la monnaie unique, demeure un rejeton débile condamné à une mort certaine. Les arguments des laudateurs français de l’euro se situent en effet plus dans le registre de la symbolique fédéraliste progressiste que dans les résultats palpables du successeur de l’ECU. Alors que du côté des experts anti-euro, loin d’avoir désarmé, les avis de décès demeurent prêts. Manque seulement la date.
« La génération perdue » par l’euro
En effet, à en croire les économistes ou les hommes d’affaires qui militaient ces dernières années pour la fin de la monnaie européenne, rien n’a changé. La plupart ne rêvent d’ailleurs pas d’une sortie unilatérale de l’euro, mais bien d’une disparition pure et simple de cette monnaie. Cette nuance entre sortie et dissolution est essentielle, notamment pour ne pas avoir à gérer des dettes en euros, une monnaie qui n’aurait alors plus cours.
Les rangs de ces contempteurs de l’euro se sont-ils clairsemés depuis qu’aucun leader politique ne soutient leur cause ? Bien au contraire. Le camp anti-euro comptait déjà des prix Nobel comme Joseph Stiglitz, mais il agrège désormais d’anciens défenseurs de la monnaie unique, à l’image de Christopher Pissarides (Nobel 2010) qui a déclaré : « Les politiques poursuivies aujourd’hui pour sauver l’euro sont en train de coûter des emplois à l’Europe, elles créent une génération perdue. Ce n’est pas ce qu’avaient promis les pères fondateurs. » Les économistes pro-euro, à tout le moins les euro-béats, donnent ainsi l’impression d’être un peu moins nombreux chaque jour.
Ce qui frappe également chez les fossoyeurs de l’euro, c’est leur diversité. Les visions du monde que défendent respectivement Jacques Sapir, économiste à la gauche de la gauche, ou Philippe Villin, banquier d’affaires proche de Nicolas Sarkozy, apparaissent à l’évidence comme irréconciliables. Patrick Artus (chef économiste chez Natexis), favorable à l’euro tout en en constatant l’échec, ou Christian Saint-Étienne (économiste partisan de la création de deux euros, un pour le Nord et un autre au Sud) n’ont rien des démagogues ou de punks à chien altermondialistes. Il paraît ainsi difficile d’assigner ces personnalités issues de tous bords à un parti pris idéologique grossier. Visiblement, ils s’attachent plutôt aux faits et ceux qu’ils égrènent ne peuvent laisser indifférents.
Les Allemands préféreront sacrifier l’euro plutôt que 10 % de leur PIB
La zone euro devait être celle de la prospérité, elle se révèle celle de la croissance molle : 13 % depuis 2002. Les États-Unis (27 %), la Grande-Bretagne (25 %), la Suède (32 %) connaissent une croissance économique très supérieure. En guise d’explication, les pro-euro évoquent le maelstrom de la crise des subprimes de 2008, dépression comparable à celle de 1929 qui, cerise sur l’euro, aurait été pire sans la monnaie unique. Ce dernier argument a le mérite évident de ne pouvoir jamais être vérifié. Quant à la crise, elle a bon dos, puisqu’elle a frappé au moins aussi lourdement les Américains ou les Anglais que l’Europe continentale. Il semble donc que l’euro pénalise ses membres, plus précisément ceux au sud de l’Allemagne. D’après le FMI, peu soupçonnable d’hérésie populiste, l’euro serait sous-évalué de 18 % pour les Allemands (une bonne affaire) et surévalué de 7 % pour les Français (un lourd handicap). Pour Paris et Rome, l’euro ne serait donc pas un échec, mais une déroute historique majeure cachée au bon peuple, à qui on continue de vanter ce « grand bond en avant ».
La raison principale pour laquelle l’euro ne peut fonctionner paraît d’ailleurs tomber sous le sens, si on compare notre monnaie au dollar. Il existe, outre-Atlantique, un budget fédéral significatif – environ 10 % du PIB – permettant d’assurer une solidarité automatique entre une Californie prospère et, par exemple, le Mississippi plus pauvre. Dans ce système fédéral, le destin des États les moins performants semble être de rester à la traîne des premiers de cordée. Une raison supplémentaire pour Philippe Villin d’en finir avec l’euro : « Je ne veux pas que l’Allemagne soit définitivement la Californie et la France, le Mississippi. » Or, pour lui, un budget fédéral graverait selon lui cette hiérarchie dans le marbre.
Certains pensent pourtant que cette fédéralisation pourrait sauver la monnaie unique. En zone euro, lorsque la Grèce va mal, faute d’automaticité comparable à la zone dollar, le Parlement allemand doit se réunir pour autoriser un minimum de solidarité. Les défenseurs de l’euro en concluent donc à la nécessité d’un budget fédéral, malheureusement oublié par les fondateurs de l’euro. Ils risquent d’attendre un moment, puisque les Allemands préféreront sacrifier l’euro plutôt que 10 % de leur PIB (une somme « Kolossal »). D’autant plus que les déséquilibres constatés au sein de la zone euro profitent depuis vingt ans à cette vertueuse Europe du Nord. Espérer les voir se saigner aux quatre veines pour renoncer à cet avantage, c’est une blague.
L’euro ne sera jamais le dollar de l’Europe
Outre-Rhin, on n’a fondamentalement jamais fait confiance à la gouvernance de l’Europe du Sud – non sans quelques bonnes raisons de se méfier. Si l’Allemagne se défiait du « Club Med » et de chefs de gouvernement comme Matteo Renzi, la confiance d’Angela Merkel en la gouvernance de Matteo Salvini approche désormais le zéro. La montée des différents courants souverainistes en Italie, en Espagne ou en France sape un peu plus la confiance des sociaux-libéraux qui gèrent le système. Qu’on s’en réjouisse ou pas, elle ruine définitivement tout espoir de budget fédéral : l’euro ne sera jamais le dollar de l’Europe. Alors qu’il souffre d’un handicap mortel à terme, on comprend mieux l’attentisme du Rassemblement national.
Le ressentiment national grec doit ainsi tout à la monnaie unique
Si les résultats en matière de croissance sont sujets à caution, peut-être l’euro a-t-il satisfait ses ambitions en termes de convergence des économies ou de fraternité continentale ? Loin de converger avec celles du Sud, les économies florissantes du nord de l’Europe creusent l’écart. Et l’euro n’a fait qu’aggraver les tensions intraeuropéennes qu’il devait résoudre. Le ressentiment national grec doit ainsi tout à la monnaie unique. Le réveil douloureux face à l’addition de dettes irresponsables a fait ressurgir des rancunes hellènes vis-à-vis de l’Allemagne enterrées depuis soixante-dix ans.
Un nouveau front s’est ouvert à Rome depuis que le trio Salvini-Di Maio-Conte a engagé un bras de fer autour de son budget 2019. Qu’il s’agisse d’ailleurs de l’Italie, de la Grèce et bien sûr de la France – et sur ce point les pro-euro ne sont contredits que par des démagogues – la zone sud-euro finance à crédit un modèle social insoutenable dans une zone monétaire rigide, mais fiscalement anarchique. Si l’on compare à nouveau le fédéralisme américain qui automatise les transferts de la Californie au profit du Mississippi, ceux-ci se font sur des bases très éloignées du modèle social français. Quelles qu’en soient donc les bonnes ou inavouables raisons, cette tension sourde entre la zone nord-euro et sud-euro se traduit par un indicateur, celui de la mobilité des capitaux entre Nord et Sud – autre atout supposé de la monnaie unique. Cette mobilité tend hélas vers zéro, c’est Patrick Artus, favorable à l’euro qui le dit. Les pays excédentaires (nord-euro) préfèrent financer la high-tech en Californie ou la robotique au Japon plutôt que des projets industriels en Espagne ou en Grèce – dont ils apprécient toutefois l’immobilier bon marché.
Les pro-euro le défendent par progressisme
La liste des griefs faits à l’euro par ses opposants ne se limite pas à une décroissance du Sud, à des transferts de solidarité inexistants ou à l’exacerbation des tensions entre États de moins en moins souverains. Cette devise désincarnée, dont les billets sont illustrés de monuments fictifs, n’a pas réussi non plus à devenir une monnaie de réserve internationale. Les difficultés à contourner le dollar dans nos relations commerciales avec l’Iran témoignent de son faible lustre et nous saurons définitivement à quoi nous en tenir si les Iraniens préfèrent commercer avec nous en monnaie chinoise…
Des éléments tangibles viennent donc étayer la thèse selon laquelle l’euro nous aurait asphyxiés. Dans ces conditions, pourquoi les Français et plus encore leurs dirigeants, affichent-ils un attachement sans faille à cette monnaie ? La concomitance entre l’arrivée de l’euro et de l’effondrement de la production automobile française (– 43% entre 2005 et 2016) ne suffit visiblement pas à les convaincre de faire le rapprochement.
La position funambulesque des pro-Européens de la zone sud-euro, tel Emmanuel Macron, se révèle très délicate. Ils peinent à se conformer réellement aux exigences européennes, ruinant peu ou prou l’intérêt de l’euro. Ils se privent de ce fait du seul argument susceptible de convaincre l’Allemagne d’accepter un budget fédéral indispensable à la survie de la zone euro. Ce faisant, ils n’enterrent pas moins la monnaie unique que les souverainistes. Ceci, bien sûr, tout en clamant leur amour pour une monnaie qui ne fait plus désormais qu’un, dans leurs discours, avec l’Europe. C’est ainsi que l’euro est devenu un symbole progressiste. Il incarne l’Europe ouverte et offre aux citoyens de 19 pays une facilité de circulation appréciée par la frange de la population qui voyage, ainsi qu’une agréable perspective pour celle qui y aspire seulement. Quel qu’en soit donc le prix à payer – 56 000 euros par Français d’après une étude allemande contestée – les dirigeants progressistes de l’Europe défendent désormais, non une devise, mais un projet, un rêve en somme. L’euro-est-une-chance-pour-l’Europe, ça ne vous rappelle rien ? Ce ne serait ainsi pas le seul terrain sur lequel les progressistes nous auraient vendu un monde merveilleux dont la réalité doit être tue. En l’occurrence, le tabou frappe l’incompatibilité entre l’euro et notre modèle social de type « panier percé ».
Alea jacta est
Une clarification s’impose donc à nous comme elle s’est imposée à la Grèce – et voilà au passage un excellent sujet de référendum. Nous avons le choix entre la potion amère de vraies réformes – au risque de mourir guéris – et celui de la dissolution de l’euro afin de retrouver l’oxygène que les dévaluations passées du franc nous donnaient. Cette mise en cohérence ne peut cependant être assimilée à une promenade de santé, car, à en juger par le Brexit, la sortie d’un club européen n’est pas une partie de plaisir. Une baisse drastique des dépenses publiques non plus. Mais, à choisir, tout sauf le mortel entre-deux dans lequel nous nous trouvons depuis vingt ans, coincés entre l’enclume de notre modèle social et le marteau de l’euro.
On prête à l’Italie l’intention d’être le trublion qui conduirait l’Allemagne à dissoudre l’euro, sauf à satisfaire aux exigences que formulerait Rome, notamment sur l’adoption d’un budget fédéral. Peut-être faut-il s’en réjouir ou se résoudre simplement à l’inéluctable, mais nous semblons n’avoir plus le choix qu’entre une crise aiguë précipitant la fin de l’euro ou une mort lente avec lui, un grossier gilet jaune en guise de linceul.