Propos recueillis par Daoud Boughezala et Gil Mihaely
Causeur. L’hégémonie économique de l’Allemagne en Europe est-elle le résultat d’une politique de puissance ?
Jacques Sapir. Non ! Elle est le résultat de l’Histoire, pas l’aboutissement d’une quelconque stratégie allemande. L’Allemagne était déjà la première puissance économique européenne en 1914 et même en 1945 : en dépit des destructions et de la division, le potentiel industriel de l’Allemagne de l’Ouest surpassait celui de la France. En réalité, ce qui est frappant, c’est la réduction de l’écart entre la France et l’Allemagne depuis 1945.
« Frappant », cela dépend de l’âge et des lunettes que l’on a ! Quoi qu’il en soit, l’Allemagne assume-t-elle, selon vous, les responsabilités de sa position dominante ?
Non. La réunification de 1990 lui a permis de retrouver sa pleine souveraineté, ce qui était sa priorité politique. Depuis, elle a abandonné toute réflexion stratégique réelle à ses grandes entreprises. En revanche, l’Allemagne a une tactique : utiliser les institutions européennes pour accumuler le maximum de richesse à court terme. Fondamentalement, elle se pense désormais dans le concert des nations mondiales et non plus en tant que « leader » européen. Logiquement, elle ne peut assumer un statut qui n’existe pas…
Oublions la grande politique et parlons boutique. L’Allemagne se pense peut-être dans le concert mondial, elle réalise deux tiers de ses excédents commerciaux au sein de la zone euro et 80% à l’intérieur de l’UE. Or, les Européens sont des clients de moins en moins solvables. Que fait-elle pour qu’ils continuent à acheter ses produits ?
Elle ne fait rien et elle ne peut rien faire. La zone euro rapporte à l’Allemagne environ 3 points de PIB par an. Mais pour remettre la zone euro sur les rails, elle devrait accepter de transférer une partie importante de sa richesse vers ses partenaires. Uniquement pour l’Espagne, la Grèce, l’Italie et le Portugal, cela représenterait entre 8 et 10 points de PIB par an pour au moins dix ans. L’Allemagne ne peut supporter un tel prélèvement, ni aucun pays d’ailleurs ! Elle souhaite donc conserver les avantages de la zone euro mais sans en payer le prix et c’est pourquoi elle a toujours refusé l’idée d’une « Union de transferts ». Cessons de penser que « l’Allemagne paiera » ![access capability= »lire_inedits »]
Dans ce contexte, espérez-vous la défaite d’Angela Merkel à l’automne ?
Cela ne changerait rien car, au-delà de leurs divergences, les représentants de la CDU et du SPD m’ont tous dit la même chose : « Nous sommes prêts à consentir des transferts transitoires équivalents à 1 ou 2 points de PIB, mais pas plus, et certainement pas jusqu’à 8 ou 10 points de PIB ! » Ce consensus droite/gauche est aisément explicable. Alors que l’Allemagne vieillit de jour en jour, il lui faut économiser pour payer ses futures retraites. Dans le même temps, d’ici deux ou trois ans, une dizaine de pays de la zone euro n’auront plus du tout d’argent. La situation est donc intenable.
Au lieu de transférer des fonds, ne serait-il pas moins coûteux de mutualiser les dettes européennes ?
Cela revient au même. Car les dettes des États proviennent essentiellement des écarts de compétitivité entre pays de l’euro. Pour les combler, il faudrait investir massivement dans les économies défaillantes. Faute de quoi, aussitôt les dettes payées ou effacées, ils en contracteront de nouvelles.
Pourquoi, alors, ne pas laisser la valeur de l’euro baisser ?
Vous confondez compétitivité externe et compétitivité interne. Une dévaluation de l’euro par rapport au dollar améliorerait la première et stimulerait les exportations des pays de la zone vers le reste du monde, mais aujourd’hui, le problème essentiel est celui de la compétitivité à l’intérieur de la zone euro. Pour redevenir compétitifs en Europe, il faudrait dévaluer par rapport à l’Allemagne (ce qui est impossible puisque nous avons la même monnaie) ! La France, l’Espagne et l’Italie effectuent respectivement 50%, 67% et 72% de leurs échanges commerciaux à l’intérieur de la zone euro.
Cela ne réglerait pas tout, mais ce ne serait pas si mal. La demande extérieure peut aussi tirer la croissance. Pourquoi les Américains, les Russes et les Chinois n’achèteraient-ils pas français ?
C’est une illusion de croire que la demande extérieure viendra aujourd’hui nous sauver la mise. La croissance américaine est bien plus faible que prévue et la croissance chinoise se ralentit de mois en mois. François Hollande compte sur la cavalerie, mais la cavalerie ne viendra pas ! Dans la zone euro, l’Espagne et l’Italie concurrencent déjà la France par la déflation salariale. Il faudrait donc faire « mieux » que Madrid et Rome dans ce domaine, quitte à atteindre non pas 15% mais alors 20% de chômage. Quel homme politique en assumera la responsabilité ?
Nous pourrions échapper à ce scénario aventureux en réduisant le coût du travail…
C’est vite dit. Réduire le coût du travail, cela veut dire diminuer les salaires ou les prestations sociales. Dans les deux cas, c’est la consommation, donc la croissance, qui trinqueront, avec pour résultat une envolée du chômage. Pour faire baisser nos coûts de 20%, il faudrait augmenter le chômage de moitié, autrement dit dépasser 15% de la population active de chômeurs. Il faut supposer de surcroît que les autres pays n’en feraient pas autant.
En somme, la seule voie de salut, c’est de sortir de l’euro !
Évidemment, et le plus tôt sera le mieux !
Mais le retour au franc aurait des conséquences dramatiques, au moins à court terme…
Absolument pas ! Lorsque vous dévaluez votre monnaie, l’ensemble des coûts internes reste inchangé ; ce sont uniquement les coûts par rapport à l’extérieur qui sont modifiés. La dette publique française est à 85% libellée en contrats de droit français, ce qui implique qu’elle sera instantanément convertie en francs, sans charge supplémentaire pour le budget. Quant à la dette privée, celle des ménages est quasi-exclusivement contractée auprès de banques françaises, et celle des entreprises est, à plus de 90 %, en contrats de droit français. Il est vrai que, pendant deux ou trois ans, on aura un problème d’inflation importée. La dévaluation doit être suffisamment importante pour que l’inflation n’absorbe pas toute la marge créée. Il faut ajouter que l’inflation n’est pas une mauvaise chose car elle réduit le poids de la mainmorte du passé sur les actifs présents.
Si la France dévalue sans concertation, ne va-t-elle pas déclencher la spirale de dévaluations compétitives qui, à l’arrivée, appauvrira tout le monde ?
Pas nécessairement. Cela dépend de notre capacité à négocier tout en restant fermes. Nos partenaires doivent comprendre que nous sommes déterminés, avec ou sans leur accord.
D’accord, nous quittons l’euro, ce qui le fait exploser. L’Allemagne peut alors reconstituer une zone « euro-Nord » ou « nouveau mark », comme vous voulez, avec les pays « sérieux », tandis que la France sera à la tête des « bras cassés » du Sud du continent. Ce ne sera pas une si bonne affaire…
C’est une illusion totale ! Le PIB de l’Allemagne s’élève aujourd’hui à 2 500 milliards d’euros, celui de la France à 2 000 milliards. Le PIB cumulé de la France, de l’Italie et de l’Espagne atteint 4 800 milliards d’euros. Une éventuelle « zone deutschemark » ne ferait pas le poids face aux pays du « Club Med ». En fait, c’est l’Allemagne qui perdrait le plus, économiquement et politiquement, à un éclatement de la zone euro. Affirmer, comme Jean-Luc Mélenchon, qu’elle « veut » expulser les pays du Sud est une somptueuse ânerie.
Mais l’économie n’est pas qu’affaire de chiffres. Cette « zone deutschemark » aurait pour « hinterland » les pays baltes, la Pologne et l’Europe du Nord. En fait, elle l’a déjà…
Nous aussi, nous avons notre « hinterland » : il s’appelle le Maghreb ! Regardez la politique de Renault au Maroc et en Algérie. Si l’Allemagne souhaite se développer en Europe centrale, qu’elle le fasse. Mais elle n’est pas aimée dans cette zone. Et un obstacle de taille se dressera sur sa route : la Russie. La France pourrait tirer profit d’une nouvelle rivalité germano-russe pour peser sur l’avenir de l’Europe.
Mais que restera-t-il du projet européen après la désagrégation de la monnaie unique et de la zone euro ?
C’est extraordinaire ! En somme, s’il n’y a plus d’euro, il n’y a plus de projet européen ! Mais le projet existait bien avant la monnaie ! N’oubliez pas que, sur les 27 États-membres de l’Union européenne, 10 n’appartiennent pas à la zone euro. L’avenir de l’Europe, c’est la coopération entre nations, qui a été à l’origine des grandes réussites européennes comme Airbus ou Arianespace.
Il y aurait beaucoup à dire, d’ailleurs, sur les tensions franco-allemandes sur EADS… Mais admettons que les États-membres de l’UE recouvrent leur souveraineté monétaire et politique : les nations renoueront-elles pour autant avec leur puissance symbolique passée ?
Je le crois profondément. Institutionnellement, certains États ont mieux résisté que d’autres à la concurrence de Bruxelles, à commencer par l’État allemand. Surtout, l’idée que l’on est français, allemand, italien, plutôt qu’européen reste fortement ancrée dans les consciences. Cette réalité crève les yeux. Il est sidérant que nos gouvernants s’obstinent à ne pas le voir.[/access]
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