Prendre le contrôle de la loterie génétique est un très vieux rêve de l’humanité.
Zappant l’autre jour à la recherche de choses sortant des sentiers battus, je suis tombé sur un documentaire sur la chaîne Histoire TV (disponible sur le câble, le satellite, l’ADSL et la fibre) au titre accrocheur : « L’expérience Ungemach, une histoire de l’eugénisme ». Déjà diffusé en mars 2021 sur France 3 Grand Est, il était diffusé pour la première fois à l’échelle nationale (mais sur une chaîne un peu confidentielle).
Un mystérieux quartier strasbourgeois…
Le sujet avait fait l’objet d’un livre de l’historien Paul-André Rosental, Destins de l’eugénisme (2016, Seuil). Aujourd’hui à l’ombre du Parlement européen, le quartier Ungemach a été créé à Strasbourg en 1923. Son fondateur, Alfred Dachert, était animé par un étrange idéal : en favorisant l’accès au logement à des familles relativement modestes mais « intéressantes », sélectionnées sur des critères notamment biologiques, il s’était donné pour objectif ni plus ni moins d’améliorer le genre humain. Notre docteur Folamour alsacien s’était imaginé qu’en favorisant ces profils « aptes à la vie », si ceux-ci reproduisaient à un rythme un peu plus élevé que le reste de la population, le cheptel humain en serait mathématiquement amélioré.
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Pour obtenir l’un des cent quarante pavillons de ce logement, il fallait donc répondre à plusieurs critères : il fallait que la mère de famille ne travaille pas, afficher une bonne santé, et surtout s’engager à faire au moins trois enfants. Chaque année, une visite surprise avait lieu dans chaque foyer, pour voir où en était l’état d’hygiène et de santé du foyer et si la progéniture augmentait au bon rythme. Malheur à la famille qui toussote pendant l’inspection ou qui tarde à mettre en route le petit dernier ; elle risque de recevoir bien vite un courrier lui indiquant la fin de son bail. Le plus étonnant est que ces règles d’attribution ont continué d’être appliquées jusqu’au milieu des années 1980. Seul moment de parenthèse : alors que la visée eugéniste du projet le rendait a priori compatible avec le régime nazi, celui-ci avait quand même plus urgent à faire et le quartier fut réquisitionné pour loger des soldats de la Wehrmacht.
Le cousin de Darwin
Parallèlement à ce cas micro-historique, le documentaire propose une généalogie de l’eugénisme, de ces origines anglaises (le terme a été inventé par Francis Galton, cousin de Charles Darwin) aux campagnes de stérilisation dans le canton de Vaud. On comprend assez vite que l’idée s’épanouit davantage dans le monde protestant. Le film souligne le lien entre protestantisme et l’idée d’une « perfectibilité de l’homme » ; mais la notion de prédestination, et même de double prédestination (selon laquelle Dieu aurait choisi de toute éternité ceux qui seront graciés et ceux qui seront châtiés) ne doit pas jouer un rôle mineur non plus.
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Si cet idéal eugéniste peut nous sembler aujourd’hui affreusement rétrograde (et surtout, largement illusoire), il était pourtant héritier des Lumières ; l’horreur de la Grande Guerre n’avait pas encore totalement écorné la foi dans la science et le progrès. La gauche n’a pas l’air d’y avoir été totalement hermétique. En France, Georges Vacher de Lapouge (1854-1936) fut l’un des principaux diffuseurs des idées eugénistes et racialistes tout en étant membre de la SFIO. Au Royaume-Uni, où l’écrivain catholique Gilbert Keith Chesterton s’opposa presque seul à la tentation eugéniste, un couple de socialistes, Sidney et Béatrice Webb, pouvait écrire dans un tract en 1907 : « En Grande-Bretagne actuellement, là où la moitié, ou peut-être même deux tiers, des couples mariés limitent les naissances, des catholiques irlandais, des Juifs russes ou allemands et des personnes dépensières et irresponsables ont des enfants sans cesse. (…) Ceci se terminera inévitablement dans la dégénérescence nationale ». On songe alors au sketch des Monty Python dans lequel un père de famille protestant, très heureux d’avoir maîtrisé les naissances chez lui par l’une des voies les plus fiables (l’abstinence, au grand dam de son épouse), regarde la ribambelle d’enfants sortant de chez son voisin catholique, très douée pour danser sur une ritournelle entraînante mais pas très loin d’être affamée.
À mesure que l’on entre dans le documentaire, on se sent très heureux de s’être éloigné d’une telle époque ; puis on se ressaisit et l’on se demande si la nôtre est si hostile à de tels objectifs. À la toute fin, le sujet élargit sur notre brulante actualité et évoque nos contradictions contemporaines, entre souci d’inclusion de la différence et tentation de l’eugénisme.
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Le film nous rappelle que la possibilité d’acheter le sperme d’un donneur « idéal » est à portée de clic, notamment auprès d’une société danoise qui s’est spécialisée dans ce domaine. On repense aussi aux conférences de Laurent Alexandre, qui a évoqué l’imminence d’implants intracérébraux pour muscler l’intelligence et le dopage du quotient intellectuel in utero, perspective qui séduirait (tout de même) 39% des Chinois contre seulement 13% des Français. Le cinéma n’a pas non plus ignoré ces thèmes ; on pensera au drolatique Idiocracy (2006), qui traduit plutôt les angoisses dysgéniques, anticipant un monde où les gens « intelligents » ne feraient plus d’enfants et où les autres en feraient trop. Dix ans plus tard, quelques esprits taquins avaient fait le parallèle entre le président du film et l’élection de Trump.
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