Journaliste au Figaro et rédactrice en chef de Limite, Eugénie Bastié est l’auteur d’Adieu mademoiselle (Le Cerf, 2016). Ancienne rédactrice en chef de 20 ans, Isa ou encore Grazia, Isabelle Chazot officie aujourd’hui à Marianne.
Daoud Boughezala. Eugénie, lorsque tu écris dans Adieu mademoiselle que « les émules de Beauvoir militent désespérément pour un monde déjà advenu », rends-tu un hommage paradoxal aux acquis du féminisme ?
Eugénie Bastié : L’égalité juridique hommes/femmes est bien sûr un acquis positif. Mais c’est un phénomène de rattrapage. La Révolution française avait octroyé énormément de droits aux hommes, en ignorant les femmes (pour leur conservatisme supposé, comme le montre Mona Ozouf), et cet oubli s’est prolongé durant tout le xixe siècle bourgeois. Sur le bilan de la révolution sexuelle, je suis un peu plus mitigée, je ne suis pas sûre que la pilule ait rendu la femme plus heureuse.
Elisabeth Lévy, à la relecture… : Pardon, mais elle a rendu les femmes plus libres, c’est mieux que le bonheur !
Daoud Boughezala. Ton indulgence pour Beauvoir est surprenante…
Eugénie Bastié : J’admire Beauvoir, qui avait du génie dans l’erreur, comme Marx et Nietzsche. Elle avait une puissance de pensée qui a bouleversé les dogmes de l’époque. Mais cela s’est payé par un certain nombre de dérives néoféministes, que Le Deuxième Sexe contenait déjà en germe.
Daoud Boughezala. Ce que tu appelles le « féminisme clitoridien » jouisseur et égoïste, par opposition au « féminisme utérin » des mères ?
Eugénie Bastié : Tout Le Deuxième Sexe exprime un rejet des mères, qui sont considérées comme des « pondeuses », et une haine de la féminité. Beauvoir prétend que la femme doit se faire semblable à l’homme pour se libérer. « C’est en s’assimilant à eux qu’elle s’affranchira », écrit-elle. Elle propose une imitation de la condition masculine et annonce tout le paradigme de la déconstruction du genre. Judith Butler est une fondamentaliste qui prend à la lettre Le Deuxième Sexe, à la manière des salafistes qui lisent le Coran à la lettre…
Isabelle Chazot : Une assimilation aux hommes toute relative, si l’on en juge par sa propre pratique sentimentale. Le fameux « pacte » avec Sartre, qui prônait l’endogamie permissive de groupe, la transparence et l’abolition de la jalousie ne l’a pas dissuadée de vivre une folle passion exclusive avec son amant américain. Le philosophe marxiste Clouscard appelait Beauvoir « la nigaude de la Coupole », celle qui croit réinventer l’amour contre la morale traditionnelle, alors qu’elle ne fait que créer les modèles de la nouvelle bourgeoisie émancipée. La libération sexuelle de la femme favorise la polygamie masculine. On commence par Le Deuxième Sexe, best-seller de l’émancipation par l’intelligence, on finit avec La Vie sexuelle de Catherine M., best-seller de la nymphomanie flippée (comme le révèle cet autre opus autobiographique de Catherine Millet : Jour de souffrance). L’amazone libérée, c’est la femme qui redoute de perdre son fripon de mari et le retient, non plus par de bons petits plats, mais par les joies du gang bang… Bonnemine, la bobonne revêche d’Astérix, est plus honnête intellectuellement !
Daoud Boughezala. Justement, parlons des Bonnemine modernes. Eugénie critique l’asservissement des ouvrières à l’usine. Or, dans son Enquête sur la sexualité (1964), Pasolini faisait dire à Oriana Fallaci que les ouvrières du néoprolétariat urbain avaient été sexuellement libérées par le capitalisme. Tout bien pesé, ne faut-il pas mieux vivre sous la férule d’un patron que sous celle d’un mari ?
Eugénie Bastié : Je reconnais qu’une forme de libéralisme libertaire a été plus gratifiante qu’un certain puritanisme bourgeois, du reste très propre à la société du xixe siècle.[access capability= »lire_inedits »] Comme l’explique Régine Pernoud dans son Histoire de la bourgeoisie en France, l’ascension de la bourgeoisie a signifié une régression systématique pour les femmes. Cependant, je ne suis pas certaine que les ouvrières des années 1960 étaient plus heureuses que les paysannes : ce n’est pas parce qu’on a plusieurs partenaires sexuels qu’on n’est pas exploitée à l’usine ! D’ailleurs, nos féministes se réjouissent du travail des femmes, mais le premier métier féminin en France, c’est femme de ménage. Souvent, ce sont des femmes célibataires à la tête de familles monoparentales qui n’ont d’autre choix que de travailler, et pas des petites filles à qui on a mis dans la tête que passer l’aspirateur était une activité féminine, comme nous le font croire les partisanes du genre. Le féminisme a évacué la question de l’exploitation pour lui préférer le paradigme plus flou de la « domination ».
Isabelle Chazot : Pour tacler Fallaci, il faut lire les mémoires de Céleste, la jeune bonne de Proust, qui tombe en dépression dès son arrivée à Paris, ou, dans un autre milieu, la Claudine à Paris de Colette, qui raconte son mal du pays. En dehors de toute considération socio-historique, les bénéfices érotiques du multipartenariat sont d’ailleurs loin d’être assurés. Avoir plusieurs amants dans sa vie ne signifie pas avoir une vie sexuelle flamboyante. Statistiquement, une femme mariée est davantage comblée du point de vue de la fréquence des rapports !
Daoud Boughezala. Je vais donc être le féministe de service. Concédez que le travail des femmes leur a permis de conquérir une certaine indépendance financière synonyme d’émancipation…
Eugénie Bastié : L’image de la femme au foyer inactive se bornant à attendre son mari est un cliché très moderne. Pendant des siècles, la femme a travaillé. Elle était sans doute autant exploitée que l’homme, mais pas plus. La femme médiévale dirigeait le foyer et se trouvait ainsi au centre de la société car tout se passait autour de la cheminée, y compris la cuisine. Des siècles plus tard, le salariat capitaliste a déplacé le centre de gravité de la société, si bien qu’on méprise aujourd’hui le travail, invisible mais tellement fécond, de la femme au foyer. Au fond, être Laurence Parisot représente-t-il l’horizon ultime de la femme ? On a quelque chose de mieux à offrir au monde que de devenir de vulgaires capitalistes !
Isabelle Chazot : Le capitalisme de la séduction est permissif au niveau des mœurs mais répressif au niveau économique. « Tout est permis, rien n’est possible ! », disait Clouscard. Aucun bénéfice pour le prolo, si ce n’est de croire que posséder un frigo, bien d’équipement, c’est entrer dans le monde enchanté de la jouissance libidinale. L’assouplissement de la morale bourgeoise ne correspond pas à un capitalisme cool, qui serait moins dur pour le producteur. La soi-disant répression morale est une protection pour les plus fragiles. On peut douter de l’émancipation sexuelle de la grisette, arrachée à sa campagne par la misère. Elle échappait au patriarcat, mais échouait au bordel ou à l’usine. Les candidats à l’exode rural fuyaient surtout l’ennui d’une vie tracée, comme les immigrés d’aujourd’hui ont des rêves de dolce vita en carton-pâte. Mirage qui peut leur inspirer un ressentiment tenace !
Daoud Boughezala : Je ne sais pas s’il faut les mettre sur le compte du ressentiment, mais les viols du 31 décembre perpétrés à Cologne et dans plusieurs villes d’Europe ont été majoritairement le fait de migrants maghrébins. Si on veut vraiment être féministe, faut-il oser s’attaquer frontalement à la culture musulmane, au risque d’être taxée d’islamophobe ?
Eugénie Bastié : Féminisme et antiracisme étaient sur un bateau et l’un des deux est tombé à l’eau ! Depuis la nuit de Cologne, le damné de la Terre est devenu un macho lubrique, violeur en puissance, et on a vu le malaise que cela suscitait. Cela ne veut pas dire qu’il faille faire de l’islam l’unique priorité du féminisme, nos sociétés produisant également des menaces contre le corps féminin. Reste que le renfermement du monde sunnite sur lui-même, à partir du xviie siècle, a créé un monde islamique incurieux du monde extérieur postulant l’infériorité de la femme, ainsi que l’a montré Bernard Lewis. On a vu des pays comme l’Allemagne ou la Suède publier des espèces d’abc de la sexualité à l’usage des migrants !
Isabelle Chazot : On voit mal pourquoi ce serait spécialement aux féministes de s’exprimer sur ces exactions, qui relèvent de la justice pénale. Curieuse conception du droit des femmes qui ne devrait être qu’une affaire de femmes… Angela Merkel a peut-être été mal comprise quand elle a déclaré que l’Allemagne dépeuplée accueillait avec enthousiasme les migrants. Les Maghrébins fougueux du 31 décembre ont interprété à leur façon ce message bisounours et exprimé en retour leur propre enthousiasme régénérateur de façon quelque peu désordonnée, dans la grande fête sexuelle aux Walkyries… Quand on pense que les Allemandes, toujours à la pointe du combat féministe, sont les premières Européennes à avoir dressé leurs conjoints à faire pipi assis… Abc de la sexualité ou pas, parions que les malentendus ne sont pas près de s’estomper ! Des malentendus qui renvoient à des problèmes civilisationnels analysés par beaucoup en termes de « mœurs de l’impérialisme » et non d’aspiration universelle aux droits fondamentaux de l’individualisme libéral.
Daoud Boughezala. Le droit à l’avortement est un autre acquis de la femme occidentale attachée à l’individualisme libéral. Déplorer la « banalisation » de l’IVG comme le fait Eugénie, c’est sous-estimer le traumatisme qu’il provoque chez la femme, laquelle reçoit un calendrier prénatal avec une date théorique de naissance du bébé…
Eugénie Bastié : L’avortement n’est pas encore banalisé, mais c’est ce que voudraient les féministes. « Nous voulons en faire un acte comme les autres », a ainsi déclaré Mme Bousquet, présidente du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes.
N’importe quelle femme sait qu’avorter est un traumatisme et un drame. Le calendrier prénatal se borne à montrer une réalité : l’émergence d’un début de vie qui naîtra au monde dans neuf mois. Mais les néoféministes considèrent qu’il faut ne pas laisser à la femme le temps de réfléchir, comme l’a fait Najat Vallaud-Belkacem en supprimant le délai de réflexion. Cela revient à nous infantiliser, comme si nous étions tellement sensibles et promptes à culpabiliser qu’il faudrait nous priver d’un instant de délibération. Aussi, je ne remets pas en question la loi Veil, mais le discours qui consiste à normaliser l’avortement en en faisant un droit illimité.
Isabelle Chazot : 200 000 avortements par an, c’est un échec cuisant pour la loi Veil, qui tablait sur une régression rapide des IVG… Dans son livre, Eugénie évoque aussi la GPA, les mères porteuses, le tripatouillage génétique, tout un programme glaçant vers la « transhumanité » dont on voit mal comment le marché pourrait ne pas nous l’imposer tôt ou tard, malgré les lois bioéthiques votées par pays. Au lieu de chercher des nazillons partout où ils ne sont pas, on ferait mieux d’admettre que notre modernité droit-de-l’hommiste exécute à la lettre une partie du projet nazi : tri des embryons, eugénisme, Lebensborn, exaltation d’une beauté normée, euthanasie…
Daoud Boughezala. Les droits-de-l’hommistes apprécieront ce point Godwin, mais parlons un peu chiffons. Isabelle, il est arrivé au magazine 20 ans, sous votre direction, d’organiser un concours de beauté avec ses lectrices. La presse féminine plonge-t-elle les femmes dans l’obsession de l’apparence ?
Isabelle Chazot : L’obsession de l’apparence est un phénomène bien trop massif et profond pour être motivé par la presse féminine, qui s’est toujours contentée de suivre les modes de vie et de consommation des femmes de son temps. Pour ce qui est des normes esthétiques, elles répondent à des comportements mimétiques assez complexes, qui supposent des prescripteurs crédibles. Ainsi la vogue des femmes minces a sans doute démarré dans la seconde moitié du xixe siècle dans la haute aristocratie. On pense à Sissi (1,72 m pour 50 kg), un peu plus tard à l’égérie de Proust, la comtesse Greffulhe et sa taille de guêpe, dont le musée Galliera a récemment exposé les robes. Le culte de la minceur s’est répandu par vagues successives dans les classes bourgeoises, puis populaires. Et se maintient malgré les protestations masculines ! La mode du bronzage, des tatouages, des cheveux bleus, tous ces engouements collectifs se propagent comme des épidémies, puis refluent. Chercher à moraliser sur ces questions, désigner des « responsables », pour nourrir la goule du politiquement correct, est parfaitement vain.
Eugénie Bastié : Mona Chollet, dans son essai Beauté fatale, dit très bien que dans la presse féminine, le modèle qu’on offre est celui d’une femme consumériste. Et ce sont souvent des femmes androgynes qui y sont mises en valeur. Les mannequins ne sont pas les mêmes femmes plantureuses qui posent dans Lui. Si vous voulez lire de la presse féminine ni puritaine ni consumériste, je vous suggère plutôt Limite !
Isabelle Chazot : Chère Eugénie, tu te trompes ! Les filles qui posent dans les magazines de charme branchés sont généralement les mêmes mannequins que dans la presse féminine : de grandes tiges asthéniques, célébrissimes et surpayées. L’érotisme made in France est par ailleurs d’un conformisme désolant, contrairement à ce que l’on trouve dans Playboy Brésil par exemple, où les filles sont musclées, bien en chair et joyeuses. Le consumérisme est une notion morale, pas une catégorie d’analyse. On ne peut pas mettre tout le monde dans le même panier : la frivole qui collectionne les « it-bags » et la jeune employée qui achète un sac pour passer un entretien d’embauche. Fustiger le consumérisme peut servir à valider les inégalités. Ce qui ne doit pas nous empêcher de recommander l’excellent Limite…
Daoud Boughezala : La réac catho et la réac marxiste auront eu raison de moi. Vous avez gagné les filles, je rends les armes ![/access]
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