Il est beaucoup trop tôt pour tirer tous les enseignements de l’affaire Benalla/Macron, tant sur les plans judiciaire que politique, les enquêtes étant encore en cours et les vacances parlementaires n’ayant fait qu’interrompre des débats enflammés au beau milieu de la bataille. Trop tôt pour décréter unilatéralement qu’il ne s’agirait que d’une tempête dans un verre d’eau – cela, c’est le peuple et ses représentants qui en décideront et ce sont les historiens qui l’établiront -, comme il est trop tôt pour savoir si cet épisode marquera, ainsi que tout le laisse à penser, une ligne de fracture irréversible dans le quinquennat jupitérien.
La communication en crise
Tout au plus peut-on pour le moment prendre acte d’un certain nombre de faits incontestables : réveil des oppositions politiques qui semblaient jusqu’alors groggies par le KO électoral de 2017, expression bruyante des opinions publiques, désolidarisation remarquable des principaux médias qui, jusqu’alors, débordaient d’enthousiasme pour Emmanuel Macron et qui ont sans doute exprimé là leur dépit d’être tenus à l’écart d’un pouvoir revendiqué comme vertical et distant, réaction des institutions et des corps intermédiaires qui n’entendent pas se laisser remodeler ou écarter sans piper mot.
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Les conséquences au long cours de cette affaire, par-delà le cas spécifique de l’individu Benalla, se mesureront avec certitude lors des prochaines échéances, en l’occurrence les Européennes de 2019 qui donneront de solides indications pour la suite et l’issue du mandat. On peut en revanche clairement établir un impact fort de toute cette séquence sur deux des principaux piliers qui structuraient et caractérisaient jusqu’à présent la gouvernance macronienne : la maîtrise de la communication et la guerre de l’information sur fond de disruption érigée en système.
En termes de communication, dont l’équipe entourant le jeune président se targuait de maîtriser parfaitement tous les rouages, la gestion de la crise Benalla fait figure de gigantesque accident industriel, de bout en bout : messages contradictoires, confus, hésitants, absence de stratégie, affolement, précipitation, improvisation, emballement, perte de la fameuse maîtrise des horloges. De toute évidence, le coup n’avait été ni prévu ni anticipé (entre le 1er mai et le 18 juillet, ce qui laissait tout de même 78 jours pour peaufiner un système de défense et de contre-offensive), impréparation que certains ne manquent pas d’analyser comme étant le symptôme d’un sentiment d’ubris et de toute-puissance. Des silences et dénégations initiales des uns et des autres aux contrevérités maladroites d’un Bruno Roger-Petit dont on n’a toujours pas bien compris à quoi il servait, en passant par les coups de menton, les tâtonnements, les histoires croquignolesques de bagagistes et les blagues entre happy few LREM retranchés à la Maison de l’Amérique latine, jusqu’au quichottesque « qu’ils viennent me chercher ! » dont on ne sait guère s’il visait le peuple armé de fourches, l’opposition parlementaire forcément réactionnaire, les médias fourbes et ingrats, les Russes pervers et violents ou les envahisseurs de la planète Mars : tout dans cet épisode témoigne d’une spectaculaire perte de maîtrise du storytelling débordé par la puissance explosive du réel politique. Une communication non pas de crise mais en crise.
Poutine te regarde
Sur le front du contrôle de l’information, le scandale EU Disinfolab, véritable affaire dans une affaire qui en compte beaucoup d’autres – bien que non imputable directement à l’exécutif LREM, en l’état actuel des connaissances de liens entre les membres de cette ONG et les membres du parti présidentiel et bien que les convergences de vues soient évidentes -, est venu fragiliser en profondeur la rhétorique macronienne visant les hypothétiques fake news et dont on a compris depuis longtemps qu’il s’agit d’un dispositif de contrôle de la liberté d’expression aux fins de reconduction du pouvoir. Tandis que le projet de loi visant à mettre en place ce dangereux dispositif liberticide a été rejeté fin juillet par deux motions au Sénat, ce scandale fait désordre.
On y découvre que cette organisation, structurée autour de quelques personnes oscillant entre le statut de chercheur en devenir, de consultant et le statut commercial, s’est fixé pour objectif d’analyser les phénomènes de désinformation en particulier sur les réseaux sociaux. Cette organisation, qui se targue à tort d’avoir débusqué la source à l’origine des MacronLeaks, lesquelles comportaient du reste quantité d’informations parfaitement justes, a fiché en plein contexte de déploiement du RGPD, destiné à mieux protéger les données personnelles des internautes, pas moins de 55 000 utilisateurs de Twitter considérés comme particulièrement actifs pendant l’affaire Benalla, et ayant supposément suralimenté la twittosphère. Ce qui aurait produit un gonflage artificiel de ladite affaire.
On y évoque un mystérieux « écosystème russophile » (sic) dont on ignore si, pour y appartenir, il suffit d’avoir retweeté de temps en temps des informations des médias RT et Sputnik, d’avoir un samovar dans son salon ou Dostoïevski dans sa bibliothèque, on laisse entendre que des faux comptes propagandistes ourdis par la réincarnation de Raspoutine auraient piloté tout cela en sous-main, pour finalement s’apercevoir qu’il n’en est rien, qu’à peine trois faux comptes, peut-être robotisés, ont été débusqués sur les 55 000 fichés (qui du reste peuvent désormais porter plainte auprès de la CNIL), chiffre dérisoire dans un scandale politique de cette envergure. Que, par ailleurs, quelques comptes aient publié intensivement, voilà la norme en démocratie où le militantisme, la force de conviction et la liberté d’expression sont encore autorisés.
Définition d’une fake news
Il n’en aura pourtant pas fallu davantage pour que certains politiques mais aussi, et c’est plus grave, certains journalistes (BFM, L’Opinion, Libération, AFP, Le Figaro, Les Echos…) s’en emparent sans rien vérifier, ceux-là même qui pourfendent les supposées fake news, pour qu’ils colportent la rumeur, la fausse information, et aillent sans la moindre gêne jusqu’à demander que la commission d’enquête parlementaire ne se saisisse aussi de cet aspect des choses, elle à qui l’on empêche déjà d’enquêter sur les choses réelles, à l’instar de Benjamin Griveaux, porte-parole du gouvernement ou Frédéric Lefebvre, le centriste président d’Agir (la Droite constructive) et soutien d’Emmanuel Macron, probablement tout ébranlé par quelque relecture récente de son ouvrage de chevet favori, « Zadig et Voltaire ».
A moins qu’il ne se soit agi de démontrer ce qu’était une fake news en produisant soi-même une fake news, dans une sorte de gigantesque démonstration par l’absurde, on voit donc mal désormais comment le discours ambiant visant à décrédibiliser toute forme d’information non contrôlée par la pensée consensuelle libérale, pro-européenne, anti-russe, anti-souverainiste pourrait sérieusement continuer d’être porté sans qu’on le soupçonne sur le champ de n’être qu’un cache-sexe un peu troué, un peu voyant, du retour de la censure à l’ère post-moderne.
Disruption impossible
Tout se passe comme si la disruption, inhérente à l’utilisation des technologies numériques de l’information et de la communication, tant vantée par la pensée En Marche et conçue comme la matrice du réformisme au pouvoir, n’avait de valeur aux yeux de l’exécutif et de ses sympathisants qu’à la condition d’être uniquement l’apanage de quelques-uns : en somme, la disruption mais pas pour tous, la disruption mais uniquement pour nous, la disruption mais sous contrôle ! Ainsi en arrive-t-on à entendre Mounir Mahjoubi suggérer à l’approche des vacances et en pleine affaire Benalla/Macron de supprimer l’application Twitter de son smartphone afin de n’être point perturbé par les critiques, « haters et nuisibles grincheux » (sic), sans même prendre la peine avant de boucler sa valise d’énoncer un seul mot au sujet du fichage politique dont la CNIL est saisie et qui constitue tout de même le plus gros scandale relatif aux libertés individuelles en France à l’ère numérique, ce dont on peut imaginer que cela pourrait vaguement concerner un secrétaire d’Etat en charge… du Numérique. La disruption donc, mais uniquement si c’est dans notre intérêt, sinon éteignez tout !
On touche probablement là les limites de cette pensée politique qui, confrontée au réel, le réel d’une crise politique majeure d’une part, le réel disruptif accessible à tout citoyen d’autre part, a perdu ses repères mais aussi les moyens dominants de son action. Aussi aurait-on tort de lire cette crise comme celle d’un retour des conservatismes : il s’agit bien au contraire d’une appropriation par le corps social des formes modernes de la disruption, au détriment du pouvoir qui pensait jusqu’à présent s’en réserver l’usage.
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