Chantal et Robert sont venus « spécialement de Strasbourg » prendre part au « rassemblement des amis d’Israël », organisé par le Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), jeudi 31 juillet, à proximité de l’ambassade israélienne, dans le 8e arrondissement de Paris. « On est frontalier avec l’Allemagne. Imaginez ce qu’on dirait si on recevait des roquettes tirées depuis Kehl, la ville voisine, située de l’autre côté du Rhin », avance Chantal pour justifier ou, à tout le moins, expliquer les bombardements de Tsahal sur la bande de Gaza, alors que sa fille vit à Tel-Aviv « dans la crainte des roquettes. « Il est temps que tout le monde ouvre les yeux et voie qui est l’agresseur et qui est l’agressé, décrète Robert. Israël n’attaque pas, il contre-attaque. »
C’est Israël qui bombarde mais c’est Israël qui serait menacé : voyant qui meurt et comment, l’opinion mondiale n’a pas la tête à ce type de paradoxe. En gros, y’a pas photo. L’instantané des bombardements ne plaide pas en faveur des Israéliens. Mais le film, semble demander Robert, que montre l’ensemble du film israélo-palestinien, dont les premières images datent de 1948 ? Il montre qu’Israël est en territoire hostile, et que pour se défendre… Légitime défense, plaident donc en retour les « amis d’Israël », c’est-à-dire, dans cette foule de quelques milliers de sympathisants réunis jeudi à Paris à l’appel du Crif, essentiellement des juifs, français pour la plupart, certains ayant la double nationalité franco-israélienne.
Le grondement des émotions – et du réel – rend difficilement audibles les arguments des défenseurs de l’Etat hébreu déclencheur de l’opération « Bordure protectrice ». « On n’a pas retrouvé les assassins des trois jeunes juifs (exécutés fin juin dans les territoires occupés, meurtres attribués par Israël au Hamas, qui dément en être le commanditaire), mais on a retrouvé ceux de l’adolescent palestinien (brûlé vif début juillet dans une action de représailles, une partie des six suspects juifs ayant avoué leur participation au crime, ndlr) », fait valoir Chantal qui tient à démontrer par cet exemple qu’Israël se soucie de l’humain, au contraire de Hamas. « On ne peut pas invoquer les conventions de Genève pour une organisation terroriste, estime un chef d’entreprise israélien. Systématiquement, le Hamas bombarde sans prévenir. Et on ne parle pas des enfants dont il se sert comme bouclier. »
Le « salaud », dans l’intervention militaire israélienne butant sur des combattants quasi-insaisissables, ne serait pas celui qu’on croit ou qu’on présente comme tel. Nos interlocuteurs accusent les médias français d’être de parti pris pro-palestinien. « Vendus au lobby sioniste », soutient sans surprise le camp pro-palestinien au sujet de ces mêmes médias, quoique ce discours tende à s’effacer au profit d’une prose se voulant à la fois plus vague et plus consensuelle : ce n’est pas au moment où les images « parlent d’elles-mêmes » et font passer toute interrogation pour complicité de « crimes de guerre » qu’il faut dénoncer « la mainmise sioniste » sur la presse – l’armée israélienne ne le sait peut-être pas, mais elle est en train de ringardiser l’antisémitisme à défaut de l’éradiquer. Autrement dit, une certaine critique d’Israël peut se passer de montrer son visage antisémite. Sa face réapparaît cependant à la lumière lorsqu’il s’agit de dénoncer ces « sionistes » qui osent témoigner leur attachement à l’Etat fondé par Ben Gourion. Comment peuvent-ils apporter leur soutien à un Etat si dur avec les Gazaouis et au sein duquel se développerait un racisme anti-arabe échevelé ?
Ce 31 juillet à Paris, ce n’est pas tant en défense d’Israël qu’à son chevet que des milliers de juifs se sont rassemblés. La radicalité de Tsahal rendrait compte non tant de la force du « petit Etat » que de sa vulnérabilité. C’est l’autre paradoxe, si tant est que l’on veuille voir des paradoxes partout : la dureté des coups infligés par Israël aux Palestiniens de Gaza serait inversement proportionnelle à la solidité de ses bases, soumis qu’il est à d’incessants « coups de pression ». Aussi, c’est lorsqu’il frappe qu’il serait le plus faible, d’où l’élan en sa faveur d’une partie de la diaspora.
Légitime défense ? Au premier jour, il y a plusieurs milliers d’années, il y avait bien la légitimité. Le hic, c’est qu’il y a débat sur la légitimité acquise par les « populations locales » au cours des siècles. « Très franchement, notre droit à la terre d’Israël est inscrit dans la Bible », tranche Cyril, ingénieur financier dans les assurances. Le chef d’entreprise israélien cité plus haut ne dit pas autre chose : « C’est notre terre, elle a été définie par le bon Dieu. » Sur ces prémisses, l’entrepreneur ouvre le jeu : « Les juifs et les Arabes ont toujours vécu ensemble et ce sera toujours le cas », prédit-il. Cyril n’en est pas si sûr, si « ensemble » veut dire dans les mêmes villes et les mêmes villages. « Leur problème, dit-il à propos des Palestiniens, c’est qu’ils ne veulent pas de sang juif chez eux. La solution, c’est deux Etats l’un à côté de l’autre, avec une cohérence ethnique et par conséquent un transfert de populations, dans les deux sens. Les Arabes israéliens vivant en Israël, au nombre de 1,5 million environ sur une population totale de 8 millions d’habitants, devront rejoindre le nouvel Etat palestinien. »
« Rien que des chants de paix », précise un homme parlant hébreu alors que se succèdent des airs populaires sortant des enceintes : Hatikvah, l’hymne israélien, Evenou shalom alekhem (Nous vous annonçons la paix), d’autres encore. La Marseillaise sera chantée deux fois. « La France avec Israël ! », clame le préposé au micro. Il aurait pu aussi bien crier : « La France avec les juifs ! », car c’est bien, entre autres et principalement peut-être, de ce rapport entre la France et « ses juifs » qu’il est question à ce moment précis. Des juifs ont peur, aurait pu annoncer Roger Gicquel s’il vivait encore. Les souvenirs de la Seconde Guerre mondiale remontent à la surface : « Les juifs ne représentent plus rien, dit une petite femme, la soixantaine. Les autres (les Français arabo-musulmans, pense-t-elle sûrement) ont le droit de vote. Les Français ont ramassé les enfants, ils recommenceront, pour le pétrole ! » Les déclarations rassurantes de François Hollande et Manuel Valls n’y changeront rien : à l’en croire, la France, évolution démographique et calculs économiques aidant, a choisi son camp. Celui du nombre et de ses intérêts.
Dans ce contexte, les demandes de dissolution de la Ligue de défense juive (LDJ), ce groupuscule extrémiste juif de quelques dizaines de membres, que les propalestiniens accusent d’avoir fomenté une fausse attaque de la synagogue de la rue de la Roquette, dimanche 13 juillet, à Paris, sont une manière de ne pas voir la dissymétrie des « forces » et de profiter de ce que Tsahal bombarde la bande de Gaza pour en finir ici avec ces « petits fachos » : en comparaison, combien, en France, de centaines voire de milliers de jeunes, non-juifs ceux-là, dieudonno-soraliens ou accros à des télécoranistes incendiaires, sont-ils prêts à casser du « feuj » ? Faudra-t-il également dissoudre la chambre du « gamin » de l’appartement 4F situé au 8e étage de la tour Verlaine ?
« Quand j’étais petit, pendant la deuxième Intifada (début des années 2000, ndlr), j’aurais bien aimé qu’il y ait quelque chose pour nous défendre », répond Jonathan quand on l’interroge sur la possible dissolution de la LDJ, ainsi que le ministère de l’Intérieur dit l’envisager, peut-être pour inviter le Crif à user de son autorité sur cette troupe indocile. « J’habitais une ville de province en France, raconte-t-il. On était les seuls juifs dans un quartier où vivaient beaucoup d’Arabes. Certains sonnaient à l’interphone. Ma mère demandait : « C’est qui ? – C’est Hitler », qu’ils répondaient. Elle allait voir à la fenêtre, ils portaient des keffiehs et jetaient des pierres. À Paris, c’est plus tranquille pour un juif que dans des villes comme Rennes ou Reims. » Tout bien réfléchi, Jonathan et ses camarades Dan et Loïc sont d’avis que « la violence engendre la violence », ce qui, à leurs yeux, laisse peu de place à la LDJ, dont aucun drapeau ne flottait dans le rassemblement de jeudi – leur vue aurait fait tache.
Loïc le dit sous la forme d’une hypothèse : « C’est peut-être un antisémitisme refoulé qui resurgit en France quand quelque chose se passe là-bas. » Faut-il obligatoirement que quelque chose se passe « là-bas » pour que l’antisémitisme resurgisse ici ? C’est une autre question. Mais le fait est que pour beaucoup, Israël et la Palestine d’une part, la France de l’autre, ne forment qu’un seul et même terrain d’affrontement. Les coups pleuvent ici et là, matériellement ou symboliquement, directement ou par procuration. Sur quel bouton appuyer pour arrêter cette console infernale ? Alors là…
Le speaker appelle à la dispersion du rassemblement. Les personnes présentes obtempèrent avec plus ou moins d’allant. Alors qu’on n’avait noté aucune anicroche jusque-là, la police veillant en nombre au bon déroulement de la manifestation, se produit soudain un mouvement de foule, pareil à un départ de feu l’été dans la garrigue, aussitôt éteint par les CRS. « C’étaient trois gars qui passaient par là et qui ont provoqué », affirme un jeune juif.
*Photo : Francois Mori/AP/SIPA. AP21604795_000007
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