Vitupérer « les élites » est un sport national. Leur formation, leur origine et leur utilité sociale sont des questions passionnelles qui reviennent aujourd’hui avec la suppression de l’ENA. On comprend, en lisant le dernier opus[tooltips content= »Les élites françaises, Des Lumières au grand confinement de Eric Anceau (Passés Composés) »]1[/tooltips] d’Eric Anceau, qu’elles ne sont pas nouvelles.
Une histoire de la haute société française pourrait tenir en un récit chronologique et évolutif de figures qui, elles, évoluent beaucoup moins : en particulier toutes ces demi-mondaines parfumées, vieilles et éternelles peaux de vache habituées des vêpres de Saint-Germain-des-Prés et des émissions de Stéphane Bern où elles rapportent des anecdotes salonnardes qui seraient bien sympathiques si elles ne trainaient pas avec elles toute la hideur et la sournoiserie du mauvais ragot bourgeois. Les chicaneries du grand monde ont déjà leurs historiens. Ce thème a aussi – on le sait – inspiré les pamphlets sociologiques des époux Pinçon-Charlot. Eric Anceau a réussi, lui, à sublimer le genre avec Les élites françaises. Des Lumières au grand confinement.
L’ENA est un cas d’école sur lequel s’attarde Eric Anceau
Spécialiste du Second Empire, Éric Anceau propose avec son livre une autre approche dont il met en avant la nouveauté. Il analyse les relations, souvent compliquées, qu’ont entretenu les Français avec leurs élites de l’Ancien Régime à la dernière crise sanitaire. Croisière étoilée du roman national, l’ouvrage traverse trois siècles d’histoire de France en bonne compagnie. Loin de la tourbe, on peut à loisir observer les barricades de 1789 depuis le salon de Mme Lambert, méditer la question sociale parmi les banquiers de la monarchie de Juillet ; ou voir Thiers, Cavaignac et les intrigants de la rue de Poitiers dans leurs efforts pour conjurer le spectre révolutionnaire entre 1848 et 1870. Derrière les pesanteurs de l’histoire politique, l’auteur fait des détours au cabaret parmi les mondains de la Belle Epoque et des dilettantes de l’entre-deux guerres…
Enfants tristes de rêveuses bourgeoisies
Caractère national oblige, notre élite est coquette. Elle est aussi bavarde. Elle s’amuse, sort et dîne en ville. Son monde a ses codes et ses lieux de sociabilité ; des clubs notamment, ancêtres du fameux Siècle. Elle sait (ou savait) ses humanités : toutes les références, truismes et âneries qu’il convient de citer dans les dîners. La bourgeoisie est rêveuse. Des joies et des enthousiasmes intellectuels consolent ses enfants tristes… Formée autrefois de gros lecteurs, elle savait engendrer quelques happy few cultivés. Chaque siècle a eu des idées sophistiquées parfaitement inaudibles pour la masse mais qui s’inscrivent dans une culture politique plutôt fleurie : l’âge d’or féodal idéalisé par Fénelon et Saint Simon faisait rêver tous les hobereaux de province un siècle avant le romantisme.
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Par le fantasme et la sublimation, la robe essaie de se raccrocher à l’épée, les notables apprennent à imiter les nobles, la petite bourgeoise copie les manières de la grande. Avant l’invention de l’ascenseur, l’étagement des immeubles exprimait encore la stratification sociale. Dans l’histoire, les élites définissent moins une super classe sociale qu’un ensemble de milieux souvent rivaux et distincts (ou distingués) par leur valeur, leur antériorité et leur culture. La France élitaire d’Eric Anceau ressemble parfois à une gigantesque foire aux vanités.
Des révolutions élitaires
En historien du politique, Anceau sait changer d’échelle et voir que la petite histoire fait souvent la grande. À la lecture, on comprend qu’en France les vrais acteurs de l’histoire sont peu nombreux : quelques individus ou familles tiennent les manettes et évoluent dans un périmètre très restreint: entre la statue de Danton boulevard de l’Odéon et la rue Saint-Guillaume ou le Faubourg Saint-Honoré.
Et si les révolutions passent, certaines dynasties bourgeoises et aristocrates restent. On les retrouve dans les salons, les institutions et les directions d’entreprises. Nos révolutions justement ne sont pas toujours aussi populaires que notre roman national les a montrées.
Pour notre historien, elles procèdent d’une rupture du consensus élitaire: la tranquillité du roi est d’abord troublée par son ombrageuse noblesse qui dans l’Ancien Régime aspirait à se libérer de l’absolutisme. 1830 exprime la rivalité entre la grande bourgeoisie et l’Aristocratie ultra de la Restauration. 1848 s’amorce sur une contestation par la petite bourgeoisie du système électoral censitaire.
Une leçon de pouvoir
L’auteur nous explique que tous les gouvernements – même les plus égalitaires – se sont intéressés au recrutement des élites. Un tribun radical comme Clemenceau songeait plus à contrôler son corps préfectoral qu’à instaurer une égalité réelle. Mais l’élite est ombrageuse. Jamais contente, peu serviable, souvent frustrée, elle résiste à sa domestication. L’Ancien Régime distribue les charges pour remplir les caisses et s’assurer le service des nobles dans l’armée, l’administration ou la magistrature. Si certains sont employés au service du roi, beaucoup sont frustrés de ne pas participer au pouvoir et regardent déjà du côté de l’Angleterre où la noblesse est associée aux décisions par le biais du Parlement.
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Bonaparte aimerait créer une élite nationale, « ni bonnet rouge, ni talon rouge » qui ferait la synthèse entre l’Ancien Régime et la République. Il songe d’abord à engager les capitaines de l’administration dans une dynamique martiale: et les faire marcher au pas de la Grande Armée. Il installe pour cela un modèle de sélection unique au monde et qui finit par l’emporter : pas à pas, les grandes écoles supplantent les Universités – pourtant lieux de libertés et temples historiques de recherche.
De force instituée à force instituante: le dévoiement de l’ENA
L’auteur rappelle que Napoléon III comme le Général de Gaulle respectaient la compétence et ont composé leur gouvernement avec des technocrates. Avec l’ENA, le général comme Michel Debré avaient voulu donner à l’État les cadres qui lui manquaient : alors que face à la crise, l’on s’interrogeait depuis les années 1930 sur les moyens de conférer à la puissance publique les moyens de son intervention. Plutôt révolutionnaire dans l’esprit de ses fondateurs, elle heurtait les féodalités académiques des facultés de droit ou de Sciences-Po. Depuis les énarques se sont bien installés. Oubliant un peu la culture du service, ils pantouflent, trustent toutes les fonctions et concours, donnent des ordres, se présentent aux élections, parlent avec hauteur de tout et surtout de ce qu’ils ne connaissent pas. De force instituante, elle est devenue une force instituée.
Actualité oblige, l’ENA est un cas d’école sur lequel s’attarde l’auteur. Répondant lors de sa fondation à une nécessité politique, elle remplit aujourd’hui les conseils d’administration et cabinets de conseil. L’ouvrage offre plusieurs exemples de ce phénomène et peut à bon compte laisser pessimiste. Créatives, contestataires et courageuses lorsqu’elles sont minoritaires, les élites deviennent jalouses et conservatrices lorsqu’elles s’installent. Des faubourgs aux salons, il y parfois moins loin à traverser qu’un pont de Seine. Toute bourgeoisie s’embourgeoise ; de leur nature, les aristocraties s’échouent en féodalités. Certains républicains – les Perrier, les Cavaignac – ont même formé leurs propres dynasties.
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Très critiquée, l’élite française est élitiste quand elle exagère nos travers nationaux. On la sait intransigeante et – hors contexte sanitaire – très soucieuse de marquer ses fameuses « distances sociales». Alexis de Tocqueville écrivait déjà sous la monarchie de Juillet : « l’aristocratie manufacturière que nous voyons s’élever est une des plus dures qui ait paru sur la terre ». Si l’élite au XIXe, formée à la culture classique chez les jésuites ou dans la belle école de la République avait les moyens culturels de ses prétentions, les élus de l’Assemblée nationale macronienne ont plutôt fait leurs armes dans les cabinets de communication ou comme DRH alors que déjà les avocats et fonctionnaires avaient depuis longtemps remplacé les professeurs de Lettres classiques.
Pris la main dans le pot de confiture de son impuissance avec la récente débandade sanitaire – symbolisée par l’incapacité du pouvoir à vacciner sa population – l’élite est attaquée comme elle l’était par Marc Bloch dans l’Etrange défaite en 1941. Fort de sa distance d’historien, et de son regard surplombant sur toutes les passions franco-françaises, Eric Anceau s’autorise d’interview en interview un certain désabusement : « on a l’élite qu’on mérite ».
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