Tenez, abordez le premier venu et demandez-lui : « Vous savez que les transhumanistes assurent qu’un jour ils vaincront toutes les maladies, arrêteront le processus du vieillissement et feront reculer sans fin l’âge de la mort, qu’en pensez-vous ?
– Immortels ? Pfffiiiooouuu… À quoi bon, et quel intérêt ? Oh ! quel ennui que cette interminable vie ! Nous sommes faits pour mourir, et c’est très bien. Ainsi va la vie, ainsi va le monde… »
La mort a déjà perdu
Pendant que votre interlocuteur vous répondra par ces paroles de convenance, fixez son regard, et vous verrez, dans la vapeur légère de ses iris, se rallumer par flashes ce petit Faust mal éteint qui voudrait bien y croire, qui ne demande que cela. Mais homme comme vous et moi, votre interlocuteur a beau avoir peur de tout, de la nuit, des abeilles, de la guerre atomique, il ne sait pas s’abandonner à la panique pure que lui inspire sa condition. Il lui faut, comme à tout un chacun, prendre la pose, passer dans la tempête avec l’air du dédain ou de la dérision. Si bien que des intelligences extraterrestres qui nous observeraient pour la première fois pourraient déduire de notre comédie que la promesse transhumaniste, quand même elle serait tenue, aurait peu de chance d’emporter notre adhésion.
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C’est l’inverse qui se produira. Oh ! bien sûr, il y aura des protestations ! Des voix s’élèveront, qui diront que nous ne savons pas ce que nous manquons, nous qui ne voulons plus mourir. Hélas ! hélas ! ni le malade caressant la plaie chaude de sa tumeur d’une main aimante et protectrice ni la demoiselle attendant avec joie que le temps fixe sur son corps sa cartographie morbide ne seront des nôtres ! Nul ne refusera les bienfaits immédiats des découvertes de la médecine au nom de l’intérêt supérieur de l’humanité à venir. Et de maladies guéries en maladies éradiquées, de microscopiques en spectaculaires progrès des thérapies géniques régénératives, nous glisserons irrémédiablement vers un monde où la mort nous sera un horizon de plus de plus lointain.
A la recherche de l’humain parfait
Quoique. De plus en plus lointain, jusqu’à quel point ? Admettons que les transhumanistes aient réussi. Adieu thromboses, adieu cancers, adieu peau flasque, rides vilaines, adieu varices. Voici l’homme neuf, au poil étincelant, à jamais jeune, le visage vif et rond comme un soleil, lâché dans le désert attrayant de l’éternité. Oui, mais, même débarrassée des maladies et de la vieillesse, sa vie resterait exposée à quantité de risques. Allez, admettons, pour les besoins de mon texte, que, dans ces temps prochains de transhumanisme triomphant, la paix ait vaincu la guerre. Admettons même que grâce à une sélection génétique de bon aloi, après identification du gène du tueur, les criminels aient disparu. Finie la vieillesse, finies les maladies, fini le crime, finie la guerre. Finie la mort tragique, à l’ancienne, crachotante ou sanguinolente. Eh bien, non, pas du tout ! la voilà qui revient. L’éternité, c’est long, trop long, si long que, tôt ou tard, par mégarde ou distraction, l’homme nouveau finirait par mourir. Soit qu’il glisse en automne sur la feuille d’un arbre tombée. Soit que tombant des airs un objet de poids estimable en chemin le percute. Soit encore qu’un morceau de pain, passant dans un poumon au lieu de l’œsophage, l’étouffe.
La désolation dans les yeux de l’homme neuf : lui qui a vaincu la vieillesse, les maladies, que le génie génétique avait si soigneusement élu, le voilà condamné à mille et une morts plus ridicules les unes que les autres. Et mourir ! Mourir ! Dans un accident que l’on aurait pu éviter, maintenant que toute mort est devenue évitable ! Imaginez l’homme neuf : il n’aura pas dix, vingt, cinquante ans à sauver, mais des millénaires, et des centaines de millénaires. Dans ces conditions, comment oserait-il monter à cheval, à vélo, à moto, dans l’avion, le bateau, la voiture, la fusée, l’ascenseur, l’escalier, sur le toit, sur l’évier, sur l’échelle, l’escabeau ? Les progrès de la science et de la technique lui ayant permis d’ici là de rendre moins fragiles os et tendons, il pourra sans trop d’inquiétude se risquer à glisser sur une feuille ou à tomber d’un escabeau. N’empêche, les risques ne manqueront pas. À quoi ressemblera cette existence, éternelle en théorie, mais inéluctablement mortelle ? Qu’adviendra-t-il de l’homme neuf ? Pour protéger cette vie sans fin qu’un rien menace, renoncera-t-il à s’alimenter par les voies ordinaires ? Désertera-t-il ses avions et fusées ? Végétera-t-il sous cloche capitonnée comme une algue dans son bocal, en attendant de finir ses jours dans quelque catastrophe interplanétaire qui ne manquera pas d’arriver ?
La durabilité pour se réaliser
L’auteur, se disent ici ses chers lecteurs, se moque beaucoup de son glorieux descendant, l’homme neuf, le transhumain. Il n’en est rien. Il l’envie plutôt. S’il croit deviner certaines de ses difficultés à venir, l’auteur connaît trop les siennes propres pour s’autoriser les railleries, lui qui mourra au mieux dans cinq ou six décennies, fripé, gâteux, cent fois rafistolé par des médecins encore barbares, dans une chambre sans fleurs, sans parents, sans amis, entouré d’infirmières qui auront hâte qu’on l’euthanasie. L’auteur est bien malheureux. Il a deux poumons mal établis dans leur cage en os blanc, des fasciculations aux mollets, un cœur modeste hérité d’une lignée de cardiaques. Il a trop peu lu et tout lu de travers ; il ne sait pas le langage des fleurs ni celui des oiseaux ; il a si peu de souvenirs charmants qu’un mendiant ne les accepterait pas comme obole ; il se voit déjà mains croisées, bouche close, dans le brouillard humide de son cercueil. Ses oreilles le font souffrir chaque fois qu’il entend un de ses congénères pester contre les transhumanistes, clamant avec ferveur son désir de mourir sottement octogénaire.
Ne me laissez pas avec eux, hommes des siècles à venir ! Je sais que tout là-haut, perchés sur vos siècles lointains, vous nous regarderez avec la commisération que ceux qui vous méprisent ont pour Neandertal et Cro-Magnon, avec qui ils n’échangeraient pas une journée d’existence. Je ne suis pas comme eux. Pensez, hommes des siècles à venir, à votre ancêtre, qui du fond de sa vie brève et souffrante vous aimait tant déjà, et qui déjà, si fort, avait peur de la mort.