La fabrique de machines de guerre humaines


La fabrique de machines de guerre humaines
Des soldats américains dans la province afghane du Kunar, en juin 2012. (Photo: SIPAUSA30082416_000015)
Des soldats américains dans la province afghane du Kunar, en juin 2012. (Photo: SIPAUSA30082416_000015)

Dans une scène d’American Sniper, réalisé par Clint Eastwood, le héros du film, Chris Kyle (interprété par Bradley Cooper), tout juste rentré de son quatrième déploiement en Irak, se pose sur le divan d’un psy. Ce dernier lui demande s’il éprouve de quelconques remords à propos de sa période au front, et Kyle de répondre qu’il regrette seulement de ne pas avoir pu sauver plus de Marines. Sous-entendu : il serait prêt à y retourner, pour tenter de se « racheter », et ce malgré les horreurs qu’il a côtoyées lors de ses multiples missions en Irak. Autrement dit, Kyle ne semble pas souffrir d’un SPT classique mais, au contraire, exprime la volonté de retourner au front, un environnement où il se sent plutôt à l’aise et à sa place. C’est en effet l’un de point fort de ce film tiré de l’histoire (presque) vraie du sniper américain ayant atteint le plus de cibles : Eastwood ose montrer un « héros de guerre pas malgré lui », un guerrier qui aime les armes, la vie militaire et le combat.

Et cette histoire est en ce sens symptomatique des guerres américaines version post-11 Septembre. Sur les 2,6 millions de soldats US impliqués dans les guerres d’Afghanistan et d’Irak, 107 000 ont été déployés trois fois ou plus. Pour ces hommes, souvent issus de troupes d’élite, la guerre s’apparente presque à une seconde nature. Et le brusque retour de ces « Rambo » à la vie normale représente sans doute leur plus grande bataille. Eux ne sont pas traumatisés de la même manière que leurs pères d’armes, appartenant généralement à des unités ordinaires, qui n’avaient souvent effectué qu’une seule mission en zone de conflit. Leur expérience acquise au fil des allers-retours au front les a amenés à développer des capacités et un état d’esprit propres aux soldats aguerris. Le problème réside dans le fait qu’il n’existe pas d’interrupteur cérébral leur permettant de passer du mode « combat » à celui de « vie normale ». Alors même qu’ils sont rentrés chez eux, les vieux réflexes de la guerre subsistent : vigilance de chaque instant, prise de décision éclair sans réflexion préalable, besoin d’agir rapidement…

La guerre était leur quotidien et ils s’y sont accoutumés. De plus, comme le suggère le film d’Eastwood et le personnage de Kyle, ces hommes ont cherché à quitter la vie civile, qu’ils n’aimaient pas ; ils voulaient également s’enrôler par goût du risque et non uniquement pour se payer des études ou mettre un peu d’argent de côté. Avant même d’aller au front, ces hommes étaient déjà un peu à part. Ainsi, après avoir goûté à la guerre, le calme de la vie civile devient source d’ennui, de frustration, voire de mal-être. Une analyse des données de l’armée américaine, réalisée par l’université d’Harvard, a montré que ces soldats ont beaucoup moins de risque de se suicider lorsque qu’ils sont en mission, alors que ce taux s’envole dès qu’ils en reviennent. « C’est l’exact opposé de ce que l’on peut observer dans les cas de traumatismes traditionnels, où plus d’exposition au combat annonce plus de problèmes », constate Ronald Kessler d’Harvard, cité par le New York Times. Le plus grand défi pour ces soldats est alors d’apprendre à se débarrasser de ces aptitudes et ces réflexes qui leur ont permis de survivre en milieu hostile. « Je ne quitte pas souvent ma maison, confie au NYT Jeff Ewert, un ancien Marine revenu d’Irak. Je limite mes sorties car je sais combien il est simple de franchir la ligne rouge, d’agir sans réfléchir. »

Déshumanisation

Malheureusement, certains l’ont franchie, cette ligne rouge. En 2012, le sergent Robert Bales, 38 ans, arrive en Afghanistan après trois déploiements en Irak. C’est un soldat exemplaire, décoré à plusieurs reprises pour son engagement et sa bonne conduite. En mars, à peine un mois après son arrivée dans la province de Kandahar, il sort de sa base de nuit et tue froidement seize civils, dont neuf enfants, sans raison apparente. Alors que l’armée américaine requiert la peine de mort pour ses actes, son avocat, John Henry Browne, assure que son client souffre de SPT dû à ses déploiements successifs et que ce dernier avait été posté en Afghanistan contre sa volonté. Il a également pointé du doigt l’armée, qu’il accuse de négligence vis-à-vis de la santé mentale de ses vétérans. Lors du procès du « massacre de Kandahar » en 2013, Bales évite de justesse la peine capitale en plaidant coupable, et sera finalement condamné à perpétuité.

Or, si l’on regarde le cas de Bales dans les détails, on constate rapidement qu’il est à l’opposé du personnage filmé par Clint Eastwood : les motivations et les parcours de deux hommes n’ont rien à voir. Bales a été impliqué dans une fraude et l’armée américaine était pour lui la seule option pour échapper aux poursuites judiciaires. En plus, il a intégré un régiment d’infanterie certes prestigieux – le plus vieux de l’armée américaine – mais ce dernier ne peut être considéré comme une unité d’élite. Chris Kyle, en revanche, a non seulement choisi le métier des armes, mais il s’est tourné vers les commandos de marine (les Navy SEALS).

Alors oui, tous les soldats déployés plusieurs fois en zone de guerre ne se sont pas transformés en tueurs sanguinaires. Fort heureusement. Mais ce n’est pas du côté du département des anciens combattants qu’ils trouveront un accompagnement de qualité. Selon un sondage réalisé par le Washington Post et la Kaiser Family Foundation en octobre 2015, une majorité de vétérans (58%) jugent « passable », voire « faible », l’action de ses services. C’est dire le chemin qu’il reste à accomplir aux autorités des Etats-Unis pour réussir à aider et traiter ces soldats qui, tout comme le personnage d’American sniper, « aiment ça ».



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