Depuis l’automne dernier, les révélations de cette ancienne salariée de Facebook sont unanimement encensées, par des politiques de la droite comme de la gauche et par les médias. Pourtant, son objectif ne semble pas tant de briser les monopoles dans la Silicon Valley que de maintenir la domination des GAFA existants en renforçant le contrôle gouvernemental sur eux. Analyse.
Une fois n’est pas coutume, les Etats-Unis sont tombés d’accord. Depuis le 5 octobre les sénateurs démocrates et républicains ne trouvent rien à redire à Frances Haugen. Ancienne employée à Facebook, elle a sorti les Facebook Files, plus d’un millier de pages où sont dévoilées les failles de la modération du réseau social. Haugen est partout présentée comme une lanceuse d’alerte et la presse salue unanimement son courage. Alors qu’elle poursuit une tournée mondiale il ne viendrait à personne l’idée de questionner ses révélations.
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Ce jour d’octobre seul Glenn Greenwald est perplexe. Il n’est pas anodin que Greenwald doute d’Haugen : prix Pulitzer, c’est avec lui qu’Edward Snowden, a dévoilé la surveillance mondiale mise en place par la NSA. Alors qu’il a vu Snowden et Assange payer leur engagement par l’exil ou la prison, Greenwald est interloqué par l’accueil royal réservé à Haugen. De plus, le discours qu’elle tient est pour le moins déroutant pour une lanceuse d’alerte : non il ne faut pas démanteler le conglomérat Facebook/WhatsApp/Instagram, non il ne faut pas revoir la façon dont Facebook surveille et contrôle ses utilisateurs… Au contraire même : Haugen dit ne pas vouloir heurter Facebook mais le réparer. Le problème n’est pas la puissance de Facebook – le monopole – ni ce sur quoi cette puissance est basée – la surveillance – mais comment cette puissance est employée. Rapidement, devant des sénateurs déjà conquis, Haugen prône plus qu’elle ne dévoile. Il s’agit d’abord d’utiliser les formidables capacités de surveillance de Facebook pour des causes universellement justes – de la protection des préadolescentes à la lutte contre le terrorisme – puis de dévier, peu à peu, dans une lutte contre « la haine, la désinformation » et autant de concepts aussi vagues que partisans. Dans une salle très hostile aux GAFAM, Haugen détourne tranquillement une croisade légitime vers des buts politiques très spécifiques.
Si Greenwald a vu juste, il a néanmoins manqué une partie de l’engagement politique passé de Haugen. Depuis 2015, elle a fait une multitude de dons au parti démocrate et à Alexandria Ocasio-Cortez, jeune égérie de la gauche américaine. Plus obscur encore est le rôle d’Haugen à Facebook, au sein de la Civic Integrity Team (CIT). Forte de 300 membres, la CIT est née en 2019 et a été dissoute dès la défaite de Trump en 2020. Officiellement en charge de lutter contre la désinformation, c’est la CIT qui a censuré l’affaire Hunter Biden à la veille des élections présidentielles de 2020. Fils de Joe Biden, le contenu de son ordinateur portable avait été communiqué au New York Post mais Twitter et Facebook avaient bloqué le partage de l’article du Post, qui démontrait des liens entre la famille Biden et l’Ukraine, par crainte que les élections basculent. Les Facebook Files ne sont accessibles que par une poignée de journalistes triés sur le volet par Haugen elle-même, et l’impact réel de la Civic Integrity Team reste encore à déterminer, mais il est impossible de ne plus voir comment Facebook intervient directement, en période d’élections, dans la politique d’un pays.
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Outre le silence absolu des médias à ce propos – en comparaison notamment de l’attention octroyée à Cambridge Analytica– c’est Frances Haugen qui étonne le plus : elle assume parfaitement l’interventionnisme de la CIT et regrette seulement qu’Internet ne soit pas plus contrôlé et censuré. A vrai dire, selon elle, son départ de Facebook et sa transformation en lanceuse d’alerte auraient été décidés suite à la dissolution de la CIT fin 2020 : par cette dissolution, Zuckerberg avait fait comprendre que, Trump maintenant défait, Facebook devait se recentrer sur ses activités antérieures. Ainsi, quand le sénateur Jerry Moran demande à Haugen : « Avons-nous besoin d’une agence gouvernementale chargée de réguler l’information ? », elle répond aussitôt par l’affirmative et va jusqu’à se placer elle-même dans ses propositions : « Il doit y avoir une instance de régulation où quelqu’un comme moi pourrait servir. » Le mercredi 1er décembre, alors que le Congrès débat sur une révision de la Section 230 – qui protège la liberté d’expression sur Internet en déresponsabilisant un réseau social de ce que son usager poste – Frances Haugen presse les parlementaires de ne pas s’engouffrer dans un débat trop long sur les détails des différentes approches législatives…
Par une réforme de Facebook ou du système politique américain, Haugen veut prendre Zuckerberg en étau : s’il n’accentue pas le contrôle et la censure exercées par Facebook – comme Twitter le fait déjà – alors il faudra modifier la Section 230 et sanctionner désormais le réseau social plutôt que l’utilisateur contrevenant. Cette révision de la Section 230 peut sembler au prime abord une bonne idée : si le contrôle est exercé par le gouvernement plutôt que par une entreprise privée, on peut s’attendre à une neutralité idéologique accrue, du moins tenue aux lois et à la Constitution. Dans la pratique, cependant, c’est voir l’entreprise tomber dans le cercle vicieux de l’excès de zèle : elle préféra toujours une censure plus accrue que de risquer l’amende et la sanction – en réalité : une censure préventive où, selon certains algorithmes, l’utilisateur prétendument à risques est préventivement banni. Surtout, Haugen veut aller au-delà de la censure : il s’agit désormais de modifier les algorithmes de Facebook en favorisant la promotion de certains contenus, au détriment du reste.
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Ne faisons pas de Haugen un Machiavel œuvrant seul à la politisation des GAFAM. Elle n’est qu’une bataille de plus dans la guerre qui se déroule dans la Silicon Valley depuis l’élection de Trump, une guerre civile où les fondateurs historiques font face à leurs propres employés, souvent aussi fraichement sortis de l’université qu’ils sont idéologiquement endoctrinés. L’enjeu de ce conflit interne est simple, il s’agit d’imposer, ou non, cette conviction de la gauche américaine depuis 2016 : la démocratie telle qu’elle a été conçue auparavant, populaire et peut-être populiste, n’a plus vocation à être ; la masse doit être guidée par-delà le bien et le mal et, surtout, par-delà le vrai et le faux ; et les nouvelles technologies doivent être l’instrument de ce renversement. Quand Haugen avoue si clairement son aspiration à plus de contrôle et de censure, s’exprime seulement cette conviction d’une infaillibilité morale. Elle, comme ceux qui pensent comme elle, sont partisans et artisans d’une transformation du capitalisme de surveillance en un dogmatisme qui surveille et contrôle tout autant, si ce n’est plus. Alors que tant de digues ont auparavant cédé, Zuckerberg fait face, de plus en plus seul. Ce dernier est tout sauf un combattant de la liberté d’expression, et encore moins un allié des conservateurs ; il ne se bat que pour ses préserver sa manne financière – accentuer la censure politique entend moins de trafic et l’apparition d’alternatives comme Gettr – et, surtout, pour garder le contrôle absolu de son conglomérat, Meta. Dans le duel actuel des fins s’opposent, mais pas leurs moyens. Le profit démesuré ou la pensée unique : Big Tech finira-t-il Big Brother ?
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