« Toutes les villes ont un Michael Brown ! » Ce slogan a été scandé par des milliers de Noirs américains lors des récentes émeutes urbaines. Brown, un géant – 130 kg – de 18 ans, a été tué l’été dernier par un policier de Ferguson (Missouri) après avoir cambriolé avec violence une boutique de cigares. Selon les protestataires, Brown a été abattu de sang-froid alors qu’il avait les mains en l’air et qu’il implorait : « Ne tirez pas ! »
Les protestataires ont raison de souligner qu’une série d’incidents impliquant des jeunes hommes noirs et des policiers ont eu lieu dans tout le pays. Mais c’est à tort qu’ils affirment que Brown avait l’intention de se rendre. Les enquêteurs locaux ont confirmé la version du policier : ses mains ont même été éraflées par les balles.
L’enquête diligentée par le ministère de la Justice n’a pas invalidé ces conclusions. Mais cela n’a pas arrêté les manifestations, au contraire : maintenant, toute arrestation litigieuse devient une affaire politique. Des leaders noirs s’inquiètent d’une résurgence du racisme anti-noir et appellent à un nouveau mouvement des droits civiques pour le combattre dans la rue. Alors même que plusieurs indicateurs suggèrent une amélioration de la coexistence raciale – élection et réélection d’un président noir, déclin de la ségrégation résidentielle, hausse des mariages mixtes –, les États-Unis se retrouvent au bord d’une nouvelle crise raciale.[access capability= »lire_inedits »]
En avril, Baltimore, ville en pleine déliquescence à quelque 55 kilomètres au nord-est de Washington, a été le théâtre d’émeutes déclenchées par la mort de Freddie Gray. À 18 ans, le jeune homme avait un casier judiciaire chargé – avec quatre arrestations pour la seule année 2015. Il est mort dans des circonstances encore indéterminées des suites de blessures au dos, après avoir tenté d’échapper à un policier. Les enquêteurs pensent qu’il s’est blessé en se débattant au cours d’un « transfert mouvementé » (« a rough ride »), une pratique policière visant à humilier et à épuiser des suspects en les brinquebalant menottés à l’arrière d’un fourgon lancé à vive allure.
Gray n’est que le dernier des « Mike Brown ». Il y a d’abord eu Trayvon Martin, abattu en Floride par le policier auxiliaire George Zimmerman dont la version des faits (et les contusions sérieuses) ont convaincu le jury qu’il se trouvait en situation de légitime défense. Puis Eric Garner, un vendeur de cigarettes à la sauvette qui avait résisté à son arrestation à Staten Island (New York) avant de mourir asphyxié au cours d’une bagarre avec un policier. Et il y a eu aussi Walter Scott, automobiliste tué en Caroline du Sud en essayant d’échapper à un contrôle de police. Il a été abattu dans le dos, comme le montre une vidéo particulièrement choquante de la scène.
« Les vies des Noirs comptent ! » – « Black lives matter » : le mot d’ordre du mouvement de contestation est sans ambigüité. Ces incidents pourraient pourtant n’avoir pas grand-chose à voir avec les préjugés raciaux de la police. Du reste, le problème n’est pas nouveau, mais avec l’omniprésence des téléphones portables il est plus visible, plus médiatisé et plus dénoncé. En réalité, dans un pays de 300 millions d’habitants où les armes sont légion, une poignée de bavures dues à l’incompétence ou à la brutalité policières en cinq ans n’est peut-être pas si inquiétante.
L’ennui, c’est que nombre de données basiques qui seraient nécessaires à la bonne compréhension de la situation restent taboues, en particulier celles qui concernent la dimension raciale de la criminalité aux États-Unis. Selon le FBI, 9 millions d’arrestations ont été effectuées en 2013, dont 400 000 pour crimes violents : alors que les Noirs ne constituent que 13 % de la population américaine, ils représentent 39 % des individus interpellés pour crimes violents, 52 % des auteurs présumés d’homicides et 56 % des personnes arrêtées pour vol à main armée. À titre de comparaison, au cours de la dernière décennie, la proportion d’Américains d’origines hispanique et asiatique dans les arrestations a notablement diminué, au point de passer en dessous de celle des Blancs. Enfin, la politique de discrimination positive menée depuis des décennies a porté ses fruits : les forces de police qui procèdent aux arrestations sont très largement composées de Noirs.
Et, pourtant, la légende a la vie dure parmi les Noirs et une partie des élites : la surreprésentation des Noirs dans les arrestations serait due au racisme – et à ce qu’on appelle en France les contrôles au faciès. Dans le cas de Trayvon Martin par exemple, le procès n’a nullement prouvé que George Zimmerman avait agi par racisme, bien qu’avocats et militants aient déployé une énergie considérable pour le démontrer.
Zimmerman est le fils d’un immigré latino-américain, le quartier dans lequel il avait choisi de vivre est peuplé à 20 % par des Noirs, aussi est-il difficile de voir dans son geste un « remake » de la vieille ségrégation sudiste. Lorsqu’il a repéré Trayvon Martin, il a commencé par appeler la police pour demander de l’aide. Certains, estimant ses motivations suspectes, n’en ont pas moins cherché à alourdir encore la barque. Benjamin Jealous, président de l’Association nationale pour l’avancement des personnes de couleur (National Association for the Advancement of Colored People) a affirmé que les appels de Zimmerman à la police visaient « de façon disproportionnée de jeunes hommes noirs ». Malheureusement, cette disproportion est le lot quotidien de chaque policier.
L’Administration Obama défend également la thèse selon laquelle les jeunes Noirs seraient ciblés à cause de leur couleur de peau. Le président lui-même a déclaré, peu après la mort de Trayvon Martin, que « s’il avait eu un fils, il ressemblerait à Trayvon ». Le chef du département de la Justice Eric Holder – qui a pris sa retraite depuis – a lui aussi évoqué le jeune homme en utilisant son prénom, Trayvon. Ce même Holder, que l’historien Michael Eric Dyson décrit comme « un homme parfaitement intègre sur la question raciale » [Holder est noir NDLR], s’est rendu à Ferguson à l’automne dernier pour rencontrer la famille de Mike Brown. « Peu de choses m’ont autant bouleversé », a-t-il confié après ce rendez-vous, précisant qu’il avait « discuté avec eux non pas comme un ministre, mais comme un père ». Manifestement, l’administration Obama donne beaucoup d’importance aux symboles, tout particulièrement quand il s’agit des questions raciales. À la mort de Nelson Mandela, les États-Unis ont mis leurs drapeaux en berne pendant trois jours et le président a assisté aux obsèques en Afrique du Sud. En revanche, au lendemain de la mort de Margaret Thatcher ou de l’attentat contre Charlie Hebdo, Washington s’est contenté d’envoyer une délégation de second ordre aux célébrations.
Certes, la situation dans les quartiers pauvres des États-Unis est tendue, ambiguë, aussi est-il difficile pour tout président de trouver la réponse appropriée. Aussi tragiques soient ces morts violentes, il faut rappeler que la plupart des victimes sont de jeunes hommes qui résistent à une arrestation. En manifestant sa sympathie, souvent pendant que des émeutes continuent de faire rage, l’Administration accrédite dans une partie de la population américaine l’idée qu’elle encourage le désordre. À chaque fois, des récits mettant en question la version officielle se propagent rapidement. Des photos de Trayvon Martin en gangster, avec une arme à feu, ou en train de consommer de la drogue, enregistrées sur son propre téléphone portable, ont été diffusées sur Internet. Tout comme la liste des 18 arrestations de Freddie Gray, la vidéo où on voit Mike Brown commettre un vol à l’étalage et malmener le commerçant peu avant sa mort. Dans ce contexte, il n’est guère surprenant que Dan Donovan, le procureur qui a joué un rôle décisif dans l’acquittement du policier new-yorkais impliqué dans la mort d’Eric Garner, ait été ce mois-ci élu au Congrès à la faveur d’une élection partielle.
Sur la question raciale, depuis le vote des lois sur les droits civiques dans les années 1960, le gouvernement fédéral s’est octroyé une large panoplie de pouvoirs d’exception. Le département de la Justice en a fait un usage abondant. L’automne dernier, à Ferguson, il a poussé le chef de la police à la démission, alors même que le rapport définitif sur la mort de Mike Brown n’établissait aucune preuve de racisme, ni même de faute professionnelle. Il est vrai qu’au passage, on avait découvert que la police municipale arrondissait ses fins de mois en rackettant les auteurs de délits routiers (forme de corruption assez répandue dans la police américaine), et que les automobilistes noirs étaient plus souvent contrôlés que les autres (ce qui arrive souvent).
La diabolisation de la police municipale de Ferguson – démocratiquement élue – et son démantèlement constituent clairement un abus de pouvoir. Si, au moment de la mort de Michael Brown, 50 des 53 policiers de Ferguson étaient blancs, cela n’a rien à voir avec le racisme et tout avec le changement démographique et sociologique de la ville : en 1990, Ferguson était aux trois quarts blanche, aujourd’hui, elle est à deux tiers noire. La fonction publique est tout simplement en décalage avec la démographie. De même, la police de Washington reste majoritairement noire alors que, pour la première fois depuis les années 1950, les Afro-Américains sont redevenus minoritaires dans la ville. Quoi qu’il en soit, jusqu’à l’an dernier, Ferguson était considérée comme une « success story» – un coin prospère et sympathique accueillant des classes moyennes de toutes origines. Difficile de dire, cependant, si ses habitants étaient suffisamment tolérants pour embrasser cette Amérique de plus en plus diverse ou trop pauvres pour la fuir.
Après l’affaire Freddie Gray à Baltimore, ce système de pouvoir d’exception en matière raciale a atteint des sommets dans l’absurde. En effet, il a été conçu pour empêcher le pouvoir – supposé blanc par définition – de défendre des lois ou des mesures racistes. Le problème, c’est qu’à Baltimore tous ceux qui détiennent un pouvoir politique significatif sont noirs : la maire, le chef de la police, le conseil municipal et son président ainsi que l’éruptive procureur de la République Marilyn Mosby. Au niveau fédéral, la plupart des dirigeants amenés à traiter la crise à Baltimore le sont aussi : le président, le ministre de la Justice sortant ainsi que sa remplaçante Loretta Lynch.
Quand Mme Mosby a annoncé l’ouverture de poursuites contre la police locale, elle a fait cette déclaration : « Aux citoyens de Baltimore, aux manifestants de tous les États-Unis, je dis : j’entends votre appel. Pas de paix sans justice ! » L’ennui, c’est que ceux que Mosby qualifie de manifestants, d’autres les appellent émeutiers. Plus grave encore, ces propos renouent avec la justice expéditive des foules grégaires que combattait précisément le Mouvement pour les droits civiques.
Il se trouve, enfin, que trois des six policiers mis en cause pour leur responsabilité – par négligence – dans la mort de Freddie Gray sont noirs. Les charges les plus lourdes pèsent sur Caesar Goodson, le conducteur du fourgon, que le New York Times décrit comme « gentil et sociable ». Ces faits n’ont pas empêché la maire de Baltimore, Stephanie Rawlings-Blake, d’exiger que le département de la Justice ouvre une enquête pour discriminations raciales dans les pratiques et comportements, afin de déterminer si sa police, qui est à 50 % noire, ne serait pas raciste sans le savoir ni le vouloir.
Dans la politique municipale américaine, les enquêtes de ce genre sont souvent, derrière l’apparence de la confrontation, l’enjeu de combines et tractations de coulisses. Après l’enquête sur la police de Baltimore, la maire pourrait opportunément recevoir de ses amis politiques de la Maison-Blanche « l’ordre » d’accorder des ressources supplémentaires à ses amis politiques sur le terrain. Ainsi n’aura-t-elle pas à assumer la responsabilité de son clientélisme.
Les tensions raciales aux États-Unis affaiblissent la police. Aujourd’hui, dans des situations qui exigent du courage physique, les policiers sont en prime exposés à la menace de poursuites judiciaires. Au bout du compte, ils se diront que ça ne vaut pas le coup de prendre des risques. Du reste, la démobilisation semble déjà à l’œuvre : fin avril, on recensait déjà à Baltimore douze homicides de plus qu’au cours de l’année 2014. Il est vrai qu’en matière de violence urbaine, Baltimore a une longue tradition, mais nous sommes bien au-delà de ce problème endémique. C’est une crise majeure. Et elle n’a pas fini de s’aggraver.[/access]
Également en version numérique avec notre application :
*Photo : SIPANY/SIPA. SIPAUSA30117930_000019.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !