Trop d’Etat, pas assez d’urgence


Trop d’Etat, pas assez d’urgence

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« Dans cette caserne de Toulouse, les CRS sont à bout. Un tiers des effectifs serait en arrêt maladie, certains pour burn out ou dépression, épuisés par leur rythme de travail… » C’est par ce commentaire, en voix off, que s’ouvrait, en avril dernier, un reportage de BFMTV consacré aux CRS mobilisés dans le cadre de Vigipirate. Trois mois exactement après les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, la grogne concernait alors la prolongation du plan jusqu’à l’été. Depuis les nouvelles attaques meurtrières du 13 novembre, chacun sait que la mobilisation des forces de l’ordre ne s’est pas exactement relâchée… Et si nos flics étaient déjà « à bout » il y a dix mois, on se dit qu’aujourd’hui, ça ne doit pas aller beaucoup mieux. Alors forcément, en ce début d’année sous le régime de l’état d’urgence, on s’interroge : sommes-nous bien protégés, ou la France de 2016 est-elle réellement « à genoux », comme le proclame le dernier numéro de Dar Al-Islam, le magazine francophone des allumés de Daech ?

En complément de Vigipirate, des milliers de soldats du rang ont été appelés en renfort dès janvier. Pour Michel Goya, colonel en retraite et historien, cette opération baptisée Sentinelle est « un anxiolytique, une goutte d’eau visible qui a un effet rassurant ». C’est déjà ça, sauf que : « Le fait qu’ils soient visibles est contraire à toute technique militaire. Il faut être caché, ou mobile, pour surveiller. » Dominique Rizet, journaliste spécialisé police-justice à BFMTV, confirme : « Ça ne nous protège de rien, ou de pas grand-chose. »[access capability= »lire_inedits »] Un chef d’escadron de gendarmes mobiles, H., tempère néanmoins : « Ce n’est pas complètement inutile dans le sens où, par principe, l’ennemi n’attaque pas les points surveillés. » Mieux, A., un commissaire parisien « d’élite », se félicite d’un effet collatéral : « Depuis les attentats, notre activité a baissé de 20 à 30 % », se réjouit-il. Comprendre : forcément, braqueurs et autres petits délinquants font moins les malins sous le nez de bidasses en uniforme équipés de Famas. Tout ça est très bien, reconnaît Michel Goya, mais « en attendant, 7 000 hommes ont été “fixés” par trois connards à Paris pendant que Raqqa est toujours aux mains de l’EI… »

Alors, Sentinelle est-elle une nouvelle « ligne Maginot » (Les Échos) ou un investissement nécessaire ? « À court terme, les militaires s’en félicitent, poursuit le colonel, parce que ça justifie l’arrêt du suicide de l’armée. » D’autant que dans le même temps, celle-ci est sollicitée pour intervenir en Irak, au Sahel et désormais en Syrie. Avec Sentinelle, ces « opex » mobilisent « à peu près le maximum de troupes prévu par les textes », assure Michel Goya. Et pour cause : « Si l’armée de terre française d’aujourd’hui faisait la guerre à celle des années 1990, c’est l’armée de 1990 qui gagnerait », résume l’historien militaire. Depuis cette époque, précise-t-il, « les effectifs ont été divisés par deux à trois » Motif ? « Les livres blancs de 2008 et 2013 ont prévu de payer les programmes industriels lancés dans les années 1980-1990 et jamais abandonnés – comme le Rafale – en supprimant 80 000 postes. » Conséquence évidente, prédit notre spécialiste : « Il va falloir trouver de l’argent, c’est-à-dire revoir complètement la loi de programmation militaire avant 2019, alors qu’elle a déjà été revue cet été. »

Malgré tout, A., notre commissaire parisien « d’élite », l’affirme sans hésiter : « On finira par se donner les moyens de détruire l’EI en Syrie. » Pour lui, le problème le plus complexe et le plus immédiat, c’est bien sûr la sécurisation de notre territoire. L’état d’urgence était-il une bonne option ? Dominique Rizet en est certain, au vu des chiffres fournis par Bernard Cazeneuve mi-décembre : « Pendant 15 jours c’était formidable : 2 700 perquisitions, 334 interpellations, 287 gardes à vue, 431 armes saisies dont 41 armes de guerre, soit un tiers des saisies annuelles en temps normal. Et on a fermé des lieux de culte radicalisés, dans le respect des principes du droit. » Le commissaire A. est plus nuancé : « C’est efficace contre le trafic d’armes et de stups. On a trouvé des choses en lien avec le droit commun. » Un de ses collègues, le commissaire B., explique par ailleurs que « c’est un score de pêcheur » : « On trouve quelque chose dans 10 % des cas, et je ne suis pas certain qu’on trouve grand-chose qui soit lié au terrorisme. »

En réalité, grince le commissaire A., « on était surtout là pour que le ministre puisse annoncer tous les matins qu’on avait fait 20, 30, 40 interpellations, et pour permettre à l’État de se couvrir en cas de nouvelles attaques ». Faire du chiffre, le sport préféré de l’Intérieur… Sauf que rapidement, les consignes ont évolué : « À force d’entendre les médias bien-pensants parler des risques d’atteintes aux libertés publiques, poursuit A., on a commencé à avoir des notes de service du préfet nous demandant de faire attention, de ne plus viser la quantité mais la qualité… Et le 8 décembre, on a carrément reçu un mail comminatoire nous disant : “Nous refuserons toute perquisition administrative qui ne soit pas dirigée contre un individu lié au terrorisme.” » Si les policiers de province gardent les coudées franches, dans la capitale et sa petite couronne l’état d’urgence n’existerait déjà plus que sur le papier. Pas grave, d’après Dominique Rizet, puisque « ça n’apporte plus grand-chose, les individus potentiellement visés ont compris, ils cachent tout ». En revanche, plutôt que de le prolonger indéfiniment, le journaliste comme nos deux commissaires jugent qu’il serait utile de pouvoir y recourir ponctuellement.

Bonne nouvelle : s’ils en redemandent, ce doit être que nos flics ne sont pas tout à fait au bout du rouleau… « On n’est pas fatigué. On a tellement de droits protecteurs qu’en fait on n’arrête pas de se reposer de tout ce qu’on fait », avoue H., le gendarme mobile que nous avons rencontré. Et puis d’abord : « Chez nous, ça ne râle pas, parce que c’est notre métier habituel et qu’on est bien géré. Les gars savent qu’ils ne feront pas plus de huit heures, en alternant une heure dehors et une à deux heures de repos dans le camion. » Des CRS et des policiers se plaignent des heures sup impayées ? Notre gendarme corrige : « Ils ont des primes, ils touchent quand même… La police a des moyens énormes, mais elle est sous-employée, parce qu’elle est ultra-syndiquée. Il suffit de voir la CRS de Bordeaux qui arrive dans le Nord et qui ne veut pas d’un Ibis budget mais exige un hôtel 4 étoiles… » Le commissaire A. l’admet à demi-mot : « Ce n’est pas une question de moyens, on est nombreux. » Le problème, selon H., c’est que l’État « veut toujours mettre plus de moyens, jamais les réduire ou se constituer une réserve stratégique pour donner le coup de poing nécessaire en cas de problème. » Selon lui, c’est un cercle vicieux : « La pression est telle qu’on est toujours dimensioné au maximum. Or, dans les principes de la tactique, il faut toujours se préserver un élément de réserve. »

Autre nerf de la guerre : le renseignement. La France a-t-elle une chance d’anticiper les futures menaces ? Le souci, pour Dominique Rizet, c’est que « le système serait beaucoup plus efficace s’il y avait un seul service, un seul patron, un seul fichier ». Or le spécialiste du sujet le sait, « chaque service, c’est un commissaire, des adjoints, des officiers ». En clair, pas question de dégraisser le mammouth : « Ce sont des postes à pourvoir ! Vous imaginez combien il faudrait en supprimer ? ». Conséquence, en attendant : « Il y a une compétition entre les flics, qui est un vrai désastre ». Le commissaire A. précise : « Alors qu’on espérait avoir des informations qui viennent des ex-RG, on n’en a aucune. Le travail de la DGSI est ultra-secret et nous, on ne sait pas ce qu’ils font. On travaille exclusivement à partir de nos propres renseignements. » Pour l’expert de BFMTV, il faudrait évidemment que les différents services échangent leurs informations, mais ce n’est pas à l’ordre du jour : « La lutte antiterroriste en France, c’est la DGSI mais aussi la SDAT, qui est une sous-direction de la Direction centrale de la police judiciaire, et dépend du ministère de l’Intérieur. Ils sont dans le même bâtiment, à Levallois, et bossent parfois sur les mêmes objectifs mais dans les faits, ils n’ont pratiquement pas le droit de se parler. » En clair, on marche sur la tête.

Pourtant, « on a été meilleur en novembre qu’en janvier », nous rassure le commissaire B., chef d’un service qui est intervenu sur les lieux de ces deux vagues d’attentats. Et de préciser : « Le policier de la BAC qui a tué le premier terroriste au Bataclan a démontré de façon empirique ce que beaucoup avaient évoqué de façon théorique : un policier de voie publique peut sauver des vies en intervenant lui-même, sans attendre. » Le problème, selon Dominique Rizet c’est que « beaucoup de policiers ne savent pas utiliser leur arme parce qu’on leur apprend à en avoir peur ». Pour lui comme pour les commissaires, il faut donner aux agents de la paix des armes plus efficaces, et les obliger à s’entraîner au tir pour qu’ils les apprivoisent et sachent s’en servir « de manière froide ». Pour l’heure, une « fiche réflexe » devrait leur être distribuée, sur le modèle de celle qui a déjà été diffusée auprès du grand public, et intitulée « Réagir en cas d’attaque terroriste ». Le commissaire B. nous fait tout de même remarquer, au sujet de cette dernière : « Aux États-Unis, face au phénomène des fusillades, une fiche similaire indique : 1 Run, 2 Hide, 3 Fight. En France, la fiche dit : 1 S’échapper, 2 Se cacher, 3 Appeler la police… » De la différence entre un cow-boy et des veaux ?[/access]

*Photo : Sébastien Salom-Gomis/Sipa.

Janvier 2016 #31

Article extrait du Magazine Causeur



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