« L’État islamique n’est ni un État ni islamique » – la formule a été ressassée par nos dirigeants. Désormais, l’ennemi, objet politique non identifié à cheval sur la Syrie et l’Irak, aurait pour seul nom « Daech ». Ce tour de passe-passe a tout d’abord le mérite d’éviter que l’on prononce cent fois par jour le mot « islamique », dans une acception pas franchement positive. Autrement dit, le label Daech permet d’évacuer la question sensible du lien que cette barbarie entretient avec la religion, comme s’il était évident que le « vrai » islam n’avait rien à voir avec tout cela. Mais cette manœuvre sémantique a aussi l’avantage de ne pas accorder à « Daech » la prestigieuse AOC d’État.
Or, non seulement l’État islamique ressemble de plus en plus à un véritable État, mais son succès même repose sur la fusion réussie d’éléments idéologico-religieux et de modes opératoires de l’État baasiste irakien. L’EI apparaît donc comme le fils naturel de cet État irakien déchu et d’un islam sunnite radical qui a évolué sur ces [ou ses ?] terres comme le rival mimétique du radicalisme révolutionnaire chiite iranien.[access capability= »lire_inedits »]
En 1979, lorsque l’URSS envahit l’Afghanistan, celui qu’on considère comme le père fondateur de ce qui deviendra l’EI, Abu Musab Al-Zarkaoui, n’est qu’un petit délinquant jordanien. Il part trop tard pour participer à la guerre sainte contre les Russes. Si les détails de son séjour afghan sont mal connus, on sait qu’à son retour en Jordanie il projette de faire tomber la monarchie au profit d’un État islamique. Ses projets terroristes échouent et il passe quelques années en prison avant que l’invasion américaine de l’Afghanistan puis de l’Irak lui ouvre de nouveaux horizons. Entre 2003 et 2006, à la tête de la franchise d’Al-Qaïda en Irak, il se distingue non seulement par son combat contre les Américains, mais aussi surtout en désignant – et en frappant – les chiites en tant que « super-ennemis », aussi honnis et haïs que les « croisés ». Les Américains parviennent à tuer Zarkaoui en 2006 puis à mettre son organisation en très grande difficulté.
Après sa mort, Al-Qaïda en Irak devient l’État islamique en Irak (EII) et son projet se nationalise. Le chef de l’époque, Abou Omar el Al-Baghdadi, se déclare émir et vise à créer un califat dans les provinces sunnites de l’Irak, en s’appuyant sur un certain nombre de tribus. Peu à peu, les djihadistes étrangers, majoritaires à l’époque du jordanien Al-Zarkaoui, sont marginalisés et l’organisation prend ses distances avec Al-Qaida. Mais, maintenu sous une pression américaine constante, l’EII décapité est très affaibli.
Commence alors la dernière phase de la transformation qui accouchera de l’EI que nous connaissons. Dans la prison irakienne de Bucca, quelques anciens officiers de l’armée irakienne de Saddam Hussein, passés à l’insurrection après leur limogeage par les Américains en 2003, prennent le contrôle de ce qui restait de l’EII. Ils nomment à la tête de l’organisation Abou Bakr Al-Baghdadi, un homme à la solide formation islamique, qui a commencé sa carrière djihadiste sur le tard en servant d’abord de caution théologique. Quand la jonction se fait, à Bucca dans les années 2008-2010, Al-Baghdadi possède déjà une expérience opérationnelle non négligeable, en plus de sa légitimité de théologien.
C’est ainsi que des individus fortement imbibés de la culture du Parti-État irakien, et rompus à ses méthodes de contrôle de la population par l’idéologie, la démagogie, et surtout la terreur et la police secrète – science dans laquelle Saddam Hussein excellait – trouvent l’idéologie de substitution dont ils avaient besoin.
L’homme qui incarne plus que tout autre la nouvelle mouture de l’EII est Samir Abd Muhammad al-Khlifawi, ancien colonel du service de renseignements de l’armée de l’air irakienne. Son CV n’est pas anodin, tant l’armée de l’air a joué un rôle central dans l’histoire des deux États bassistes, la Syrie et l’Irak. En Syrie, où Hafez Al-Assad, pilote de chasse, a pris le pouvoir, l’armée de l’air a toujours été une assise important de son régime au point que son service de sécurité est devenu l’une des polices secrètes les plus redoutables du pays avec des missions qui n’ont rien à voir avec les tâches habituelles des services de renseignements d’une armée de l’air. De même, en Irak, l’armée de l’air a joué un rôle de premier plan. Le premier coup d’État contre les Britanniques en 1936 a été mené par des pilotes, et trente ans plus tard, ce sont les hauts gradés de l’aviation qui ont largement contribué à la prise du pouvoir par le Baas.
Quand Saddam Hussein s’installe au pouvoir, craignant d’être la prochaine victime de l’armée de l’air, il la place sous surveillance avant d’y opérer une purge à la fin des années 1970. Être colonel au sein des services de renseignements de l’armée de l’air en Irak sous Saddam Hussein requiert des connaissances et un savoir-faire dépassant largement la dimension strictement militaire du métier, en matière d’intrigues, de politique et de corruption (contrats militaires…). On imagine que ceux qui ont, de surcroît, survécu à cinq années de guérilla contre les Américains en Irak ne manquent pas de talents.
Al-Khlifawi et ses camarades ont une approche très politique et étatique de la religion : au-delà de leurs convictions personnelles, ils étaient convaincus, comme leur maître Saddam Hussein (en janvier 1991, juste avant la guerre du Golfe, le grand laïc baasiste a fait inscrire le takbir « Allahou akbar » sur le drapeau irakien) qu’un ciment idéologique fort est indispensable pour gouverner. À l’évidence, le nationalisme comme le pseudo-socialisme n’arrivent plus à jouer ce rôle. Pour ces hommes, Al-Baghdadi n’est rien d’autre que le Michel Aflak (l’idéologue du baasisme) du xxie siècle.
Mais les vétérans du baasisme irakien ont apporté beaucoup plus que cette simple armature à l’EI. S’inspirant de l’État baasiste des années 1960-2000, ils ont élaboré les stratégies nécessaires à la création d’un État contrôlant un territoire et une population par la peur, la violence spectaculaire et les techniques de la police secrète. Les documents retrouvés dans la maison d’Al-Khlifawi après sa mort début 2014 (il a été tué par un groupe de rebelles syriens ignorant à qui ils avaient affaire) et publiés par l’hebdomadaire allemand Der Spiegel dévoilent un projet soigneusement élaboré par un excellent élève de Saddam Hussein et adapté aux circonstances actuelles. Tout y est succinctement exposé : comment préparer un dossier sur un village ou un quartier, ficher les gens, les familles, les notables, les faiblesses, les secrets, la richesse, les activités, les opinions politiques. Comment ensuite passer de la séduction discrète dans l’approche, à la brutalité et la terreur dans la prise de contrôle d’une localité, jusqu’à sa mise en coupe réglée. Les responsabilités, les domaines de compétences et le partage des tâches sont clairement définis pour aboutir à l’instauration d’un système administratif et religieux – tribunaux, police, charité, application de la charia – de surveillance et de contrôle politique, sécuritaire mais aussi économique. Derrière les formules administratives, les tableaux et les organigrammes d’Al-Khlifawi, se dessine clairement un État baasiste zombie, le fantôme de l’Irak de Saddam Hussein.
Si nous ne comprenons pas ce qu’est l’État Islamique, c’est parce que ses combattants étrangers anglophones et francophones constituent un écran de fumée. Ces djihadistes bien de chez nous sont deux ou trois mille sur les quelques dizaines de milliers que compte l’EI, ils occupent le devant de la scène médiatique et focalisent l’attention mondiale mais, à quelques rares exceptions près, ils sont totalement à l’écart de ses fonctions essentielles – financement (trafics, rackets, pétrole, agriculture, « commerce extérieur »), contrôle des territoires et des populations, direction des affaires militaires et stratégiques.
Cacher les réalités de l’Etat islamique derrière l’acronyme « Daech » est un choix politique fondé sur deux idées fausses. Premièrement, pour éviter des amalgames néfastes on s’interdit s’interdire des généralisations légitimes, fondées et nécessaires. Deuxièmement, on nie la nouveauté radicale de l’EI en le faisant entrer de force dans la case connue – et rassurante – d’organisation terroriste. Or, pour gagner une guerre, c’est l’ennemi qu’il faut tromper et non soi-même.[/access]
*Photo : Karim Sahib.
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